Carton en province, totalement ignoré à Paris, le film les Bodin’s en Thaïlande est le phénomène de cette fin d’année. Moins cinématographique que sociologique : les 145 avant-premières étaient prises d’assaut partout en France alors que peu de Parisiens avaient entendu parler du duo comique. A l’écran, les Bodin’s, ce sont Maria, une vieille dame édentée, et son fils quinquagénaire, Christian, qui se moquent avec tendresse de leur ancrage rural. En ville, ce sont deux acteurs masculins grimés à la manière des Vamps, qui remplissent les salles, hier de théâtre, aujourd’hui de cinéma, avec 1,3 million d’entrées après quatre semaines d’exploitation, mais seulement 30 000 dans la capitale. Le cas n’est pas unique. A intervalles réguliers, des comédies populaires et, plus rarement, des drames, comme Au nom de la terre d’Edouard Bergeon, mènent leur vie loin des sunlights parisiens. Jean Latreille, professeur agrégé de sciences économiques et sociales et auteur de Cinoche et société, les intuitions sociologiques du cinéma populaire (L’Harmattan), analyse la géographie territoriale et sociologique de ces France qui se toisent parfois, s’ignorent souvent. Et qui n’ont ni le même humour, ni la même pratique du cinéma.
L’Express : auprès de qui Les Bodin’s en Thaïlande rencontrent-ils un tel succès ?
Jean Latreille : A défaut d’avoir toutes les informations pour répondre à cette question sur la sociologie de leur public, nous avons quelques indicateurs, en particulier les chiffres d’entrées à Paris et en province. Il faut savoir qu’un film à succès se partage généralement en 80 % d’entrées en province et 20 % sur Paris/périphérie. Les Ch’tis montaient à 85 % pour la province et Les Tuche 3 à 89 %. Mais pour les trois premières semaines des Bodin’s en Thaïlande, on est à 99,8 % d’entrées provinciales, pour ne pas dire campagnardes ! L’autre indicateur sur la sociologie de leur public, c’est le succès de leurs passages chez Michel Drucker ou Patrick Sébastien, qui dépassent les 4 millions de vues pour certains extraits repris sur leur chaîne Youtube. On peut supposer, mais il faudrait le vérifier, que la moyenne d’âge des fans de Bodin’s est plutôt plus élevée que pour beaucoup de films populaires.
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Comment expliquer un tel écart avec le public parisien ?
Les Bodin’s ne se préoccupent pas du tout du regard parisien. Et ils ont bien raison, à en lire la critique des Inrockuptibles, sous la plume de Jean-Baptiste Morain qui écrit : “Le “bon sens” n’est pas mort, ne semble pas près de mourir, tout le monde s’en réclame et les “Bodin’s” sont ses prophètes”. Pas question, pour l’intelligentsia parisienne, de succomber à la démagogie qui consiste à rire avec le petit peuple. Il faut dire que la vieille Bodin est effrayée à l’idée que son fils puisse tomber amoureux d’une drag queen, par exemple, et on voit bien là que les codes de tolérance des élites parisiennes sont clairement malmenés. Même si la mère Bodin et son fils prennent en charge une prostituée pour la ramener à son village et la sortir de son esclavagisme sexuel, le ton général n’est pas du tout à l’humour parisien. Mais ça reste bien de l’humour.
Avec plus de un million d’entrées, les Bodin’s enThailande témoignent d’une capacité d’autodérision du monde rural.
SND
Qui les Bodin’s font-ils rire ?
On a véritablement affaire à un public rural, qui a les références des attitudes paysannes de nos deux héros. Il y a une scène ou le fils Bodin essaie d’attraper un cochon dans un enclos. C’est une “scène vue” pour les gens de la campagne, et c’est un bon moment de rigolade pour qui l’a vécu. Dans un registre dramatique, Au nom de la terre, avec Guillaume Canet, avait fait 2 000 000 d’entrées dont 95 % de provinciaux. Il parlait aux paysans et à ceux qui les connaissent des malheurs de la condition paysanne, sans concession. En fait, on a trop vite enterré les analyses de Bourdieu sur les clivages culturels entre les milieux sociaux. Une certaine démagogie démocratique a tenté (et tente parfois encore) d’imposer un humour convenable qui ferait rire tout le peuple. Mais ça n’existe pas et, en tant que sociologue, je pense (et je souhaite) que ça n’existe jamais. Il reste des groupes populaires différents avec des habitus de classes différents, comme disait Bourdieu. Ils ne mangent pas tous la même chose, ne trouvent pas leurs plaisirs dans les mêmes choses et ne rient pas tous des mêmes choses. Une vieille mémé à moto ou en jet-ski comme dans les Bodin’s, ça fait marrer certaines personnes. Alors que d’autres riront de la mémé trash et punk des Tuche.
“On a trop vite enterré les analyses de Bourdieu sur les clivages culturels entre les milieux sociaux”
En quoi leur humour est-il différent ?
Ce qui distingue peut-être les Bodin’s des autres succès populaires, c’est que ce sont deux clowns de cirques, qui alignent quelques exploits physiques après avoir fait croire qu’ils n’étaient que des bons à rien, comme les Auguste de notre enfance qui savaient se lancer dans une course de monocyclique ou faire quelques cabrioles après avoir proféré quelques blagues en dessous de la ceinture, voire quelques pets sonores. Les Tuche, eux, restent parisiens, quoi qu’on en dise. D’abord par leurs têtes d’affiche : Jean-Paul Rouve, c’est les Robins des bois de Canal +, Isabelle Nanty c’est Chatiliez (qui a fait des films assez caricaturaux sur la France d’en bas) et c’est une professeur de théâtre respectée. Olivier Baroux, le réalisateur, c’est le O de Kad et O. D’ailleurs les Tuche fonctionnent assez bien à Paris, et les étudiants parisiens n’ont pas de difficulté à se changer les idées entre deux partiels en allant rire aux bêtises de la famille Tuche. Ils n’iront sûrement pas faire de même avec les Bodin’s, si tant est qu’ils trouvent une salle qui les diffuse dans la capitale.
On est loin aussi des Deschiens de Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff ?
Eux disent quelque chose des petites gens, mais avec une tendresse cruelle. Il n’empêche que ce sont des provinciaux en ascension sociale qui rejouent leurs origines. Les acteurs des Bodin’s sont sans doute les plus proches ou les plus fiers de leurs origines. On ne risque pas de les voir faire un jour des chroniques sur France Inter ou rendre hommage à Brassens, comme François Morel le fait si bien. J’insiste : il est inutile d’opposer les humours ou de les hiérarchiser. Chacun peut librement cultiver celui qui lui plaît. La sociologie nous rappelle depuis Emile Durkheim que nous n’avons pas tous la même histoire, pas tous la même socialisation, et cela explique les différences sociales persistantes et qui ne sont pas “embêtantes” socialement, sauf si l’on vit dans le phantasme de l’uniformité culturelle imposée par le marché ou le nationalisme, qui, en cela, sont complices.
François Morel (ici, devant le théâtre de L’Atelier” à Paris le 15 décembre 2020) et ses comparses des Deschiens parlaient des petites gens mais avec une tendresse cruelle.
afp.com/Martin BUREAU
On sent parfois qu’il vaut mieux se réclamer des Deschiens que des Bodin’s…
C’est agaçant cette incapacité croissante de notre société à penser les différences sans les hiérarchiser. On a vraiment besoin de promouvoir les regards sociologiques ! Comme on hiérarchise tout le temps, en cherchant à déterminer qui pense bien et qui rit des bonnes choses, on règle le problème en se faisant croire qu’il existerait une “bonne” culture populaire, qui correspond au “peuple introuvable” des politiques ou au Français moyen, qui est un phantasme national, voire nationaliste. Le peuple invoqué par Zemmour ou Michel Onfray, par exemple n’est pas celui des Bronzés, ni celui des Bodin’s, ni celui des Deschiens. C’est un peuple qui n’existe pas, qui est l’addition impossible (autrement que par la nationalité) des multiples franges populaires. D’ailleurs, comme il y a des classes moyennes et des classes supérieures, il y a des classes populaires. Les employés de services ne sont pas les ouvriers du bâtiment, qui ne sont pas les ouvriers agricoles des campagnes. Les Bodin’s, ce n’est pas plus le peuple que les autres, mais ça ne l’est pas moins. On a retrouvé cette multiplicité des expressions populaires entre le mouvement Nuit Debout et les Gilets jaunes.
“Les acteurs des Bodin’s, venus de la campagne, peuvent donc rire des “péquenauds” sans qu’on leur en veuille”
D’où vient la capacité des fans des Bodin’s à se moquer d’eux-mêmes ?
On a longtemps raconté que les Juifs avaient l’apanage de l’autodérision. Celle-ci est désormais un sport national, voire international : comme on ne peut plus rire des autres sans risquer de les offenser, chacun est réduit à rire de soi. Laurent Ruquier peut rire des homosexuels, et Jamel des Arabes, ils sont légitimes. Les acteurs des Bodin’s, venus de la campagne, peuvent donc rire des “péquenauds” sans qu’on leur en veuille. Mais, cela va plus loin : par leur propre exemple, ils permettent à leur public de revendiquer la fierté d’être du côté de ceux qui ne s’adapteront jamais ni à la technologie moderne, ni aux valeurs politiquement correctes, ni à la mode, ni à la différence de rythmes qui sépare radicalement la France des terroirs et celle des grandes villes. Dans cette opposition assumée, les petits ressortent plus forts que ceux qui aspiraient à “conquérir Paris”. C’est la même logique qui explique le succès d’un certain cinéma belge : il présente des petites gens pas complexés de leur petitesse et de leur simplicité, et ça fait plaisir à beaucoup de Français ordinaires, fans de ce cinéma, de ne plus s’inquiéter d’être rabaissés par des élites méprisantes.
En revanche, les “Parisiens” et habitants des agglomérations n’accrochent pas…
L’humour n’est pas la chose la mieux partagée sociologiquement parlant. Je pense que les classes moyennes, qui sont par définition d’anciens “gens de peu”, sont celles qui ont le moins de capacité d’autodérision. Et elles exercent souvent un humour cruel sur le peuple d’en bas, comme pour mettre une distance avec ce monde qu’elles ont eu tant de mal à quitter. C’est encore plus fort depuis qu’elles sont sous la menace d’un déclassement qui effacerait tous leurs efforts d’ascension sociale. Les classes moyennes ne peuvent pas se moquer de leurs origines, elles ferment les portes sur ce traumatisme initial. En revanche, elles assurent le succès parisien et urbain des Illusions perdues de Xavier Giannoli, qui raconte l’histoire d’un jeune provincial qui se lance à l’assaut de la capitale.
Certaines comédies parviennent à fédérer l’ensemble de ces publics dans une salle de cinéma. Quel est leur secret ?
Quand on atteint 20 millions d’entrées, comme les Ch’tis et Intouchables, c’est qu’on a fait la synthèse de toutes les strates sociales, des plus humbles aux plus privilégiées. D’ailleurs, Intouchables reposait sur ce principe, puisqu’il présentait la rencontre entre un jeune issu de l’immigration subsaharienne et d’un milliardaire français de souche. Pour être sûr d’être suffisamment inclusif, on y incluait les personnes handicapées et les homosexuels : tout le monde ou presque pouvait s’y retrouver, même dans les goûts musicaux de la B.O. Cependant, comme je le crois, il n’y a pas de formule pour le cinéma populaire. Intouchables n’est pas plus démagogique que n’importe quelle palme d’or cannoise : il offre à son public ce qu’il attend de voir. Sauf que son public est juste moins confidentiel que les spectateurs des films d’auteur cannois.
Avec Intouchables, François Cluzet et Omar Sy ont transcendé tous les clivages. Une exception.
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En quoi Intouchables est-il différent d’un film comme le Goût des autres qui, en 2000, racontait aussi la rencontre de deux mondes ?
Le goût des autres, ce n’est que 73 % de “provinciaux” dans le total et donc 27 % de Parisiens et assimilés, donc plus que la moyenne ! Pourtant, Jaoui/Bacri avaient tout compris des clivages culturels entre les milieux sociaux tels que les pensait Bourdieu. Sauf qu’il s’agissait d’employés et d’entrepreneurs face aux élites artistiques parisiennes et du fameux clivage étudié dans La distinction entre les gens qui sont bien dotés en capital économique mais assez démunis culturellement et les élites culturelles qui affichent un mépris pour l’argent corrupteur et les richesses matérielles. Intouchables, lui, cochait bien toutes les cases, et en plus, les deux héros (et leurs interprètes) affichaient une humanité, une fragilité et une tendresse que le public populaire réclame toujours dans les films qu’il plébiscite et qui ne fait pas défaut dans les Bodin’s en Thaïlande.
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“Avec les Bodin’s, le public revendique la fierté d’être de ceux qui ne s’adapteront jamais”