Publié le 16 déc. 2021 à 16:02Mis à jour le 16 déc. 2021 à 16:03
« Je te baptise ‘France’, au nom du père, du fils… et de Charles Heidsieck. » Yvonne de Gaulle n’a sans doute pas prononcé exactement ces paroles cérémonielles, mais l’esprit y était, et le coeur aussi, puisque ce jour du 11 mai 1960, dans Les Chantiers de l’Atlantique de Saint-Nazaire, le magnum de champagne lancé à la volée éclatait sur le flanc bâbord du plus beau bateau du monde.
Les marins sont superstitieux. « Un navire qui n’a pas goûté au vin, goûtera au sang », dit un proverbe anglais. Outre-Manche, on en sait quelque chose. Lors du baptême du Titanic, la bouteille, dit-on, refusa de se briser et finit par tomber comme si elle présageait un naufrage. Le champagne aurait donc acquis tant de pouvoir !
« Secouez-moi, secouez-moi ! »
Magie de ces cuvées qui n’en finissent pas d’écrire une histoire prestigieuse. On y croise des rois et des favorites, des empereurs et des courtisanes, des aventuriers, des pionniers, des pères fondateurs, des veuves comme des reines mères qui relèvent les dynasties avec une poigne de chef de guerre, des voyageurs et des convoyeurs capables de courir l’Europe en diligence, malle-poste et toutes sortes de voitures à cheval par tous temps et en tous lieux pour aller livrer leur précieuse cargaison.
On imagine les caisses ballottées sur les chemins défoncés de France, de Prusse, d’Autriche et de Pologne, ou dans les cales de navires marchands en partance pour l’Amérique, ou via Hambourg et Anvers pour atteindre Saint-Pétersbourg, où régnait un tsar amoureux de ce vin qui chante et pétille si joyeusement. « Secouez-moi, secouez-moi ! » Bien contents que les bouteilles aient tenu le choc. Elles auraient pu exploser. Elles étaient en verre soufflé comme on n’en fait plus. Laissez passer sa majesté le champagne, laissez-le traverser l’Histoire et la faire même s’il le faut.
La diplomatie des bulles
Si la véritable épopée du champagne commence au XVIIe siècle avec le moine bénédictin dom Pierre Pérignon, sa légende prend corps avec la complicité de la gracieuse Madame de Pompadour, il y a trois cents ans presque jour pour jour. C’est en effet sur le sein petit, mais joli, de la courtisane de Louis XV, née le 29 décembre 1721, que fut moulée, dit-on, la « coupe » de champagne. Acte fondateur confirmant que ce siècle fut léger, galant, futile. Le règne de Louis XV commençait, l’épopée du champagne aussi.
C’est sur le sein petit, mais joli, de la courtisane de Louis XV, née le 29 décembre 1721, que fut moulée, dit-on, la « coupe » de champagne.Oleg Golovnev / Shutterstock
La Pompadour, propagatrice de charme, invente encore cette évidence : « Le seul vin qui laisse les femmes belles après boire », susurre-t-elle aux oreilles de son royal amant, lequel est de son avis ! C’est dire si le champagne est bien en Cour. Il la suit dans toutes ses résidences ; il est son vin préféré, de même que celui de Voltaire, son prestigieux protégé. Le champagne serait donc voltairien, pétillant et plein d’esprit.
Aujourd’hui ils boivent, demain ils paieront.
Barbe-Nicole ClicquotPremière femme à diriger une maison de Champagne.
C’est ainsi qu’il traverse la Révolution, survit aux coups d’Etat, s’installe dans l’Empire. Maire d’Epernay, Jean-Rémy Moët est l’ami de Napoléon, lequel vient lui rendre visite à plusieurs reprises. Et encore le 18 mars 1814, en pleine campagne de France, où il remet à son hôte la Légion d’honneur. Quelques jours plus tard, le même Jean-Rémy Moët accueillera les princes ligués qui poursuivent son ami l’Empereur. Il les amadouera à coups de Moët & Chandon et sauvera ainsi sa ville d’Epernay du pillage.
Barbe-Nicole Clicquot n’a pas cette chance. Au même moment, elle assiste, impuissante, au saccage de ses caves par les vainqueurs. Les hommes des armées du tsar remplissent leurs carrioles de bouteilles. Elle murmure : « Aujourd’hui ils boivent, demain ils paieront ». Et expédie illico par bateau les dernières caisses de sa fameuse cuvée de la comète 1811, Veuve Clicquot, qu’elle avait mises hors d’atteinte. Elles arriveront à Saint-Pétersbourg avant les soldats. Le tsar Alexandre 1er célébrera le retour de Louis XVIII sur le trône de France en trinquant à grandes lampées de « Klikovskaia ».
Le champagne sauveur de la France
Au Congrès de Vienne, après la chute de Napoléon, tandis que l’Autriche, l’Angleterre, la Russie jurent « de découper l’Europe comme un poulet », Talleyrand, représentant du pays vaincu, fait assaut de charme, d’élégance et de bien vivre. Pendant les huit mois que durent les débats (de novembre 1814 à juin 1815), le diplomate reçoit, sa ravissante nièce Dorothée duchesse de Dino à son bras.
Ses dîners somptueux réalisés par le célèbre cuisinier Antonin Carême régalent ses hôtes. Jean-Rémy Moët « sponsorise » l’évènement. L’instinct guerrier serait-il soluble dans le champagne ? Après huit mois de pourparlers sur fond de délices de Capoue, l’appétit des congressistes est émoussé et la France retrouve ses frontières en même temps que sa dignité. Le champagne sauveur de la France ! De là à effacer Waterloo… « Le champagne est un vin de civilisation », professait le même Talleyrand qui s’y connaissait en luxe et belles manières.
Cristal, la bouteille à fond plat
En Russie, sous un autre tsar et un autre Napoléon, un autre champagne, Louis Roederer, tutoie la grande Histoire grâce à son plus célèbre client de l’époque, Alexandre II, lequel tient à voir le vin qu’il va boire. Par sécurité, pour éviter qu’on puisse y cacher quelque explosif ou minuscule machine infernale – il a déjà échappé à plusieurs attentats et finira quand même par être assassiné -, le maître de toutes les Russies exige une bouteille transparente et à fond plat.
De peur d’être assassiné, le tsar de Russie Alexandre II (1818-1881) exige de boire son champagne dans une bouteille transparente et à fond plat. Il mourra lors d’un attentat organisé par le groupe terroriste russe Narodnaïa Volia.Everett Collection / Shutterstock
On s’exécute, ce sera Cristal en 1876, un triomphe. Une autre légende est née. On exporte là-bas 700.000 bouteilles, soit 30 % de la production maison. En Russie, pour dire champagne en ce temps-là on prononce simplement « Roederer ».
Hommages aux grands hommes
Au commencement, les cuvées spéciales sont rares. La commercialisation du champagne se fait sous le nom de la maison. Ruinart est la première à créer sa marque sous le label champagne (1729). Gosset lui emboîte le pas. Suivent les créations qui portent toutes le nom du fondateur : on boit Roederer, Moët, Lanson, Heidsieck, Deutz, Alfred Gratien, Mumm, Pommery, Veuve Clicquot, etc. au fil de leurs créations.
Puis viennent les grandes cuvées pour grands hommes. En 1869, à l’occasion du centenaire de la naissance de Napoléon, Moët crée un Brut Impérial, cuvée emblématique la plus vendue au monde. « En cas de victoire, je le mérite, en cas de défaite, j’en ai besoin… » : Winston Churchill reprend à son compte ce mot attribué à Napoléon. Vaine bataille historique de bons mots à « bouchons muselés ».
Churchill n’en a nullement besoin, il a les siens. En juin 1940, alors qu’il vient d’être nommé Premier ministre et s’apprête à franchir le seuil du 10 Downing Street, à un journaliste qui lui demande quel est le programme du jour, il répond : « Boire une coupe de champagne Pol Roger. » Difficile de faire mieux pour la promotion d’une maison. Churchill est d’ailleurs d’une fidélité sans faille depuis le millésime 1895.
Amitié entre Churchill et Odette Pol-Roger
En 1944, après la libération de Paris, au cours d’un dîner à l’ambassade d’Angleterre, il a pour voisine de table Odette Pol-Roger elle-même. Le vieux lion est heureux de mettre un beau visage sur son champagne préféré. Coup de foudre, leur amitié durera toujours. Et Churchill appellera même un de ses chevaux de course Pol Roger.
Du siège de la maison, situé au 32, avenue de Champagne, à Epernay, il dira qu’elle est « the world’s most drinkable adress » (l’adresse la plus buvable du monde). En retour, Odette lui fera porter régulièrement des caisses de 1928, son millésime préféré, jusqu’à épuisement du stock. Puis elle passera au 1947. En 1945, battu aux élections, Churchill se retire dans sa thébaïde avec une provision de 98 précieux flacons de champagne, de quoi adoucir l’amertume de sa défaite.
Edouard VI, consommateur effréné
A sa mort en 1965, Odette posera un liseré noir sur l’étiquette en signe d’hommage et de deuil. Chez Pol Roger, une cuvée Sir Winston Churchill voit le jour en 1975 pour le dixième anniversaire de sa disparition. Pol Roger avait reçu dès 1877 le « warrant » de la famille royale britannique. Voie royale donc sous la reine Victoria et surtout le futur Edouard VI, consommateur effréné…
Grand amateur de champagne, l’ancien Premier ministre Winston Churchill trinque avec le maire de Cap d’Ail, à la villa de Lord Beaverbrook, ancien ministre de l’Armement, sur la Côte d’Azur le 31 juillet 1958. H/AP/SIPA
Pol Roger est l’un des premiers à sortir un champagne moins dosé. Les Anglais en raffolent. En avril 2011, il est servi au mariage de William et de Kate, puis de Harry et de Meghan en mai 2018. Noblesse oblige.
La parade des cuvées de prestige
Pour les cinquante ans de l’appel du 18 juin, Drappier propose une cuvée spéciale Charles de Gaulle 1990. Le Général était un fidèle. Une commande de trois caisses de champagne arrivait chaque année depuis la Boisserie : cuvée demi-sec dosée à 30 g/l. La douceur du Général pour les fêtes de famille à Colombey. Drappier livrait aussi un rosé blanc de noir, 100 % pinot, à l’Elysée.
Les chefs d’Etats étrangers se réjouissaient alors à l’idée du dîner traditionnel donné en leur honneur. Les menus étaient publiés et commentés avec fierté par tous les Français. C’est ainsi que le 31 mai 1961, De Gaulle accueillait en « grand tralala » ce jeune roi du monde libre accompagné de son épouse rayonnante : John et Jacky. Le lendemain, les unes des journaux sacralisaient le flirt de la vieille France du Général avec la jeune Amérique des Kennedy. Les photos en noir et blanc témoignaient de leur complicité retrouvée.
Au menu : langouste à la parisienne, noix de veau Orloff, foie gras du Périgord en gelée, salade, melon surprise. Vins : Gewurztraminer 1953 (Alsace), Beaune Grèves 1952 (Bourgogne). On terminait les repas « avec les bulles » à l’époque. L’invité se retirait sur l’émotion champagne. Ce jour-là, Mumm Cordon Rouge 1952 se retrouvait sacralisé.
Mumm, partenaire d’exploits sportifs
Drôle de destin pour une maison plutôt habituée à accompagner les excentricités des grands aventuriers. Le 14 juillet 1904, le commandant Charcot célébrait la fête nationale à sa manière, installé sur la banquise en Antarctique, assis dans un fauteuil en osier et dégustant son Cordon Rouge 1885 bien frappé, un cigare entre les doigts.
Charles de Foucauld, joyeux drille avant de devenir ermite au Sahara, raconte dans ses mémoires que chaque dimanche il allait au Café Anglais boire son Cordon Rouge. Depuis ce temps, Mumm est resté l’inspirateur de l’extrême, le partenaire d’exploits sportifs, des courses de Formule 1 aux grandes traversées à la voile.
Un champagne de toutes les audaces, de tous les rêves, jusqu’aux hallucinations du capitaine Haddock mourant de soif en plein désert dans « Le Crabe aux pinces d’or ». « Seulement le meilleur… », affirmait déjà la formule maison. Avec la création de sa cuvée René Lalou, emblématique président pendant 50 ans, Mumm confirme aujourd’hui encore sa devise d’orgueil.
J’ai libéré la cave de Hitler.
Bernard de NonancourtPrésident de la maison Laurent-Perrier pendant plus de 50 ans
Autre grand homme de champagne : Bernard de Nonancourt, le président de la maison Laurent-Perrier pendant plus de cinquante ans. Si grand qu’il s’octroyait le privilège de parler « face à face » avec le général de Gaulle. Ils avaient la même taille. Héros de la guerre, maquis de la Chartreuse puis du Vercors, engagé dans la 2e division blindée du général Leclerc, il fait la campagne du Rhin et d’Allemagne dans une unité de chars, jusqu’au nid d’aigle de Berchtesgaden qu’il investit le premier avec sa section.
« J’ai libéré la cave de Hitler », plaisantait-il (quelque 500.000 bouteilles dont beaucoup de grands vins français). Il racontait : « Le choc quand j’ai vu là les rangées de notre production familiale, Laurent-Perrier, Salon, de Castellane, Delamotte et Lanson ! » Il emporte quelques magnums de Salon 1928 comme trophées ainsi que quelques souvenirs, un appareil photo appartenant à Martin Bormann, un album de famille avec portraits du Führer et d’Eva Braun, et un grand livre d’enluminures gothiques.
Cuvée prestige Grand Siècle
Bernard de Nonancourt gardera toute sa vie un « esprit commando » qu’il insufflait à toute l’entreprise. Il aimait être le premier en tout, et surprendre. Le champagne portait ses convictions. En 1959, il invente la cuvée prestige Grand Siècle, image indissociable de la grandeur, un coup de génie inspiré par son « ami » le général de Gaulle. En 1968, il lance le brut rosé et, en 1981, il ose créer un Ultra Brut, un champagne non dosé.
En 2018, Veuve Clicquot célèbre le 200e anniversaire de l’invention par madame veuve elle-même du rosé d’assemblage par addition de vin rouge. La maison en profite pour lancer un Extra Old élaboré à partir d’une collection exceptionnelle de vins de réserve, soit 450 crus différents sur dix-sept années, de 1988 à 2016. Ces vins de réserve constituent un atout unique pour satisfaire aux exigences du Carte Jaune, le champagne emblématique de la maison.
Les veuves joyeuses
Cuvées hommages à ces veuves pétillantes : Grande Dame pour Clicquot, Louise pour Pommery, Special Cuvée pour Lily Bollinger, dite Bolly, la « dame à bicyclette », parce que c’est ainsi qu’elle parcourait ses terres, cuvées Camille pour Olry-Roederer récemment créées par son arrière-petit-fils Fréderic Rouzaud… La champagne brille toujours de ses femmes fortes, ainsi Carol Duval-Leroy (cuvée Femme de Champagne), Evelyne Boizel (Cuvée Sous Bois 2000), Anne Malassagne chez A.R. Lenoble (cuvée Intense) et tant d’autres aujourd’hui.
La cuvée Dom Pérignon date de 1935. Un éclair de génie jailli entre Jean-Rémy Moët et son gendre Pierre-Gabriel Chandon. Au bon moine bénédictin d’Hautvillers (51), vigneron exigeant, rigoureux et méticuleux, on attribuera généreusement toutes les trouvailles et les innovations de l’époque pour en faire le père fondateur, l’âme tutélaire de la Champagne. N’est-il pas mort en 1715, comme Louis XIV ? De quoi conforter une destinée de grand homme dont les millions de bouteilles produites aujourd’hui pour chaque millésime propagent dans le monde la gloire immarcescible.
Bollinger fait toujours son cinéma
«… Si c’est du Bollinger 1969, c’est que vous m’attendiez… » Parole de James Bond adressée à la voluptueuse créature qui le reçoit au bord de son lit dans « Moonraker » (1979). Depuis, les films défilent, les millésimes, les acteurs aussi, et l’agent 007 connaîtra donc bientôt le dernier né, le R.D. 2007. Bollinger fait toujours son cinéma. Il n’est pas le seul, ni le premier.
Les stars, surprises dans un moment de fête, se laissent depuis longtemps photographier à l’instant champagne… Greta Garbo, Joséphine Baker, Ursula Andress, Katharine Hepburn, Ingrid Bergman, Brigitte Bardot, Gina Lollobrigida, Maria Callas, Ernest Hemingway, Gary Cooper, Paul Newman, Humphrey Bogart, les Beatles, Johnny Hallyday… Soirées mondaines, showbiz ou cinéma, à Hollywood, à Cinecitta, Paris ou Londres, le champagne est entré en scène depuis des lustres.
Coupes de Moët pour Sarah Bernhardt
Instantanés heureux de nombreux films, dont certains font partie de la légende du cinéma. « Sabrina » (1955) avec Audrey Hepburn, William Holden, Humphrey Bogart, « Les hommes préfèrent les blondes » (1954) avec Marilyn Monroe et Jane Russell.« Moi, j’ai dit bizarre ? Comme c’est bizarre… » marmonne Louis Jouvet à Michel Simon dans « Drôle de drame » de Marcel Carné (1937), en présence d’une bouteille de champagne qui rafraîchit dans un seau à glace.
Sarah Bernhardt déjà jouait la partition. Elle buvait trois coupes de Moët à chaque repas et au théâtre, il y avait toujours une bouteille à rafraîchir dans la baignoire attenante à sa loge. Jusqu’au célébrissime « To Piper, my favorite ! » que Marilyn écrit dans un autographe prometteur avant d’aller dormir, vêtue de son seul Chanel N° 5.
Ceint de murs ou de haies qu’un cavalier ne peut franchir avec sa monture. »
Définition d’un clos champagnois, selon un décret de 1917.
En attendant de tenir leur réplique culte, toutes les marques sont en quête du meilleur. Les clos de champagne font partie de ces cuvées d’exception. Selon le décret de 1917, un clos champagnois se définit comme « ceint de murs ou de haies qu’un cavalier ne peut franchir avec sa monture ». Ajouter la qualité du terroir et une bonne exposition pour y produire des crus uniques.
Ainsi, le grandissime Clos du Mesnil (1,85 ha blanc de blanc) pour Krug, le très intense Clos des Goisses (5,5 ha) de Philipponnat, le délicat Clos Saint-Hilaire de Billecart-Salmon, le Clos des Bouveries de Duval-Leroy, le Clos du Moulin de Cattier et cette autre merveille, les Vieilles Vignes Françaises de Bollinger, un flacon issu des clos Chaudes Terres et Saint-Jacques, franc de pied, mémoire de la Champagne d’avant le phylloxéra. Vins rares, tous issus d’une même année, ils deviennent mythiques, convoités par les amateurs.
Passions millésimées
Le passage à l’an 2000 suscite un engouement irrésistible. Chaque maison sort sa folie du millénaire, crus fantasmés et pour la plupart introuvables aujourd’hui. Ruinart offre un magnum L’Exclusive, avec un assemblage des dix meilleurs millésimes et présenté dans un coffret qui devient une cave à cigares (6.600 francs de l’époque, soit environ 1.300 euros d’aujourd’hui). Moët & Chandon sort un Brut Impérial magnum en habit de soirée avec cravate ruban marqué du sigle 2000, rehaussé par le sceau aux armes de la famille.
Aussi un Esprit du Siècle, le plus cher de tous à 120.000 francs (24.000 euros) disponible en 323 magnums, soit cent ans de millésime dans la même bouteille : 1900, 1914, 1921, 1934, 1943, 1952, 1962, 1976, 1983, 1985, 1995… L’Instant Taittinger dessine un magnum comme une femme longiligne. De leur côté, Gosset fête le millénaire avec une cuvée Grande Réserve et Pol Roger livre un brut 1993 avec un panier de pique-nique.
Corset de Jean-Paul Gaultier et sac à dos Dior
Les maisons rivalisent de créativité. Jean-Paul Gaultier habille les flacons Piper-Heidsieck du corset de nos grands-mères, quand Laurent-Perrier invente la cuvée Lumière du Millénaire 1990 pour son Grand Siècle. A Epernay, Perrier-Jouët édite 2000 jéroboams Réserve Belle Epoque du millénaire (millésime 1995) dans le flacon d’Emile Gallé créé en 1902, avec un dîner et une nuitée compris à la Maison Belle Epoque. Pommery élabore des flacons d’anthologie pour le réveillon livrés avec un sac à dos signé Dior.
Fondé dans les Années folles par Eugène-Aimé Salon, modeste fourreur de la Marne devenu une figure du Tout-Paris, Salon, micro-maison qui sort un millésime seulement une année sur trois en moyenne, propose au tournant du XXe une « légende du siècle » : deux bouteilles de S 1985 en édition limitée et numérotée à 150 exemplaires. Presque lyrique, Nicolas Feuillatte édite un jéroboam en 30 exemplaires de la cuvée prestige Palme d’Or livré dans une cave à cigares d’ébène de Macassar.
Quête de perfection
La folie passée, le nouveau siècle trouve son rythme au gré des millésimes. Les maisons, même les plus modestes, multiplient les cuvées, jusqu’à douze, voire quinze comme l’entreprise familiale Pierre Mignon. Chacune est en recherche perpétuelle, en quête de perfection. On joue au puzzle de la parcellisation. Le champagne se décline à la carte désormais. On allonge le temps de caves, sur les lies, on compose des partitions avec les vins de réserve. Moins de sucre. Moins dosé. Moins encore que l’extra-brut (au-dessous de 6 grammes de sucre par litre), la tendance penche vers le brut nature zéro dosage.
La vénérable maison Ayala sort La Perle 2012, qualifié d’année du siècle déjà ! Il a la générosité du 2002, la tension du 2008. Bruno Paillard, ardent défenseur de la protection de l’appellation face au reste du monde, est l’un des artisans du « il n’y a de champagne qu’en Champagne ». Son N.P.U. (Nec Plus Ultra), 50-50 pinot et chardonnay produit seulement les grandes années, est issu de première presse, douze ans de cave avant dégorgement plus huit saisons en cave supplémentaires. Une merveille.
Fierté vibrante des grands seigneurs
La sortie du Gosset Célébris vintage extra-brut, ainsi que du rosé 2008, tous deux vins de grandes tables, est toujours un événement. Taittinger Comtes de Champagne 2011 arbore la fierté vibrante des grands seigneurs. Cuve 38 d’Henriot est la troisième édition d’un assemblage unique de chardonnays issu des quatre grands crus historiques de la côte des Blancs.
Barons de Rothschild, nouveau venu dans l’univers de la bulle, s’impose désormais avec son blanc de blancs fait de pureté et d’élégance. Quant à la Cuvée Rare 2008 de Piper Heidsieck, elle est grandiose. Un « petit dernier » qui revient de loin, Jeeper, comme la Jeep pétaradante du débarquement de 1944 en Normandie, sort quatre cuvées « nouvelle génération » brut sans année, dont une cuvée naturelle rosé certifiée bio.
Un milliard de bouteilles en Champagne
De même pour les cuvées Drappier, le champagne du Général, où le souci bio est érigé en devoir de citoyen de la planète… La planète champagne ne connaît plus de frontière, ni physique ni culturelle. Le meilleur exemple vient du succès phénoménal d’Armand de Brignac, la marque rachetée par Jay-Z, dont le rappeur américain vient de céder la moitié à LVMH (propriétaire du groupe « Les Echos ») afin d’accélérer dans l’ultra-premium.
Au fond des caves de Champagne dorment 1 milliard de bouteilles. Terroir prodigue, vin prodige. Le champagne a eu un commencement, il est probable qu’il n’aura pas de fin.
Jay-Z, aux côtés de l’acteur Robert De Niro avec une bouteille de Moët le 10 févorer 2016. Le rappeur avait acheté la marque Armand de Brignac et en a cédé la moitié à LVMH.REBECCA SMEYNE/NYT-REDUX-REA
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Le champagne s’invite depuis trois siècles à la table de l’Histoire