«L’Événement» et «Au crépuscule», aux limites du dire et du vouloir dire

Publié le 17 novembre, L’Écran de nos pensées, Stanley Cavell, la philosophie et le cinéma est un ouvrage collectif dirigé par la critique et universitaire Élise Domenach auquel l’auteur de ces lignes est honoré d’avoir contribué. Il y est explicité comment Cavell, un philosophe de Harvard, aide à comprendre la manière dont le cinéma nous incite à réfléchir –un effet qui n’est pas réservé aux films d’art et essais ou d’auteur ni aux professionnels du milieu.

Si son grand livre consacré au cinéma reste La Projection du monde, Cavell est aussi l’auteur d’un essai éclairant et contrasté, Dire et vouloir dire, dont le titre et une partie du texte peuvent s’appliquer aux deux films qui sortent cette semaine sur les écrans.

Dans L’Événement, Audrey Diwan veut dire, clairement et vigoureusement. Elle esquive de justesse le risque de mal dire. Dans Au crépuscule, Sharunas Bartas, lui, évite de justesse de ne plus avoir grand-chose à dire en se défiant de toute forme de vouloir dire.

C’est le propre du cinéma de jouer autour de l’intention. C’est cette dernière qui guide les choix de composition de tous les films et qui produit des effets sur les spectateurs et sur le monde.

«L’Événement», Audrey Diwan

Avant de devenir celui d’un film, L’Événement, était le titre d’un roman d’Annie Ernaux paru en 2000, l’un des livres les plus intenses de l’écrivaine. Avec une précision factuelle, elle parvient à faire éprouver à ses lecteurs les émotions d’une femme de 37 ans qui traverse une expérience violente.

En l’adaptant au cinéma, Audrey Diwan change en partie le sens du mot «événement». La temporalité qui va de la publication du livre à sa version cinématographique est partie prenante de la force qui émane de son film. Le deuxième long-métrage de la réalisatrice est aussi tendu qu’incarné.

Les événements se déroulent dans une ville de province française au début des années 1960. Une jeune femme issue d’une famille modeste –ses parents tiennent une épicerie buvette–, est sur le point de commencer des études prometteuses. Elle découvre alors qu’elle est enceinte. Garder l’enfant reviendrait pour elle à mettre une croix sur cet avenir et sur tout ce qui la portait. À cette époque, avorter revient à livrer un combat qui, pour une fille de son milieu, s’annonce presque surhumain. Dès lors, «l’événement» ne renvoie plus seulement à la découverte de sa situation –être enceinte. Tout au long du film, plus encore que dans le texte, ce mot désigne la chaîne des comportements, des gestes, des objets, des expressions de visages et de corps auxquels la jeune femme se retrouve confrontée.

Jadis, naguère et aujourd’hui

Cette longue succession de pratiques et de réactions (familiales, amicales, médicales et éducatives) n’est pas réservée au cas ô combien personnel de ce personnage. Son histoire fait inévitablement écho à une situation partagée par nombre de femmes. Elle pousse à prendre position par rapport à la loi et à la morale.

Depuis un demi-siècle, les femmes revendiquent des droits et des libertés, dont celle de disposer de leur corps. Mais rien n’est jamais acquis. Ici et maintenant, ces derniers sont encore brutalement remis en question.

Le livre d’Annie Ernaux n’avait pas vraiment besoin de ces multiples chambres de résonances. Son courage face à la réalité définit en partie le talent littéraire de l’autrice. Sa vérité, intime, violente et sensible y suffisait dans une ample mesure, même si elle faisait elle aussi écho avec le présent. Celui de la traque des migrants. Celui aussi d’un possible problème de santé dont souffrait l’écrivaine au moment de coucher ses mots sur le papier.

Il ne va pas, il ne peut pas en aller de même avec ce film. Aujourd’hui, ce n’est pas la présence d’Annie que la réalisatrice met à l’écran. Ce n’est pas non plus celle de la jeune fille enceinte de 1963 ou celle de l’écrivaine de 2000. C’est la présence d’Anne, un personnage qu’interprète –admirablement– l’actrice Anamaria Vartolomei.

Une triple opération s’active inévitablement dans ce passage du livre au film. Chacune engendre une part de fiction supplémentaire: ça ne se passe pas aujourd’hui, l’actrice que nous voyons n’est pas vraiment enceinte, etc. Passer à l’image implique une matérialisation du texte sous forme de visages, de lieux, d’objets et de sons qui n’existaient jusqu’alors que dans l’abstraction des mots. Ces deux dimensions provoquent une autre mise en résonance. Celle du «alors». Et celle d’un «maintenant», qui n’est plus tout à fait le même entre les faits de 1963 et les mots de 2000, ni entre ces faits et les images de 2021.

Droiture et simplicité

Il ne suffit pas de constater que ces processus sont plus ou moins inévitables dans toute adaptation d’un livre situé à une autre époque. Il s’agit de mesurer quels effets produisent ces phénomènes qui remontent au début des années 1960 racontés au cinéma aujourd’hui.

Les choix de mise en scène de la réalisatrice sont multiples, mais ils se résument finalement à un unique parti pris, celui de la droiture et de la simplicité.

Scotchée à son héroïne, la caméra capte silences, regards et gestes auxquels est confrontée Anne. Elle zoome aussi sur les diverses modalités du contrôle collectif où la loi, la religion, le conformisme, la misogynie et le puritanisme se combinent et se renforcent à l’infini. Malgré des transformations majeures, il faudrait être bien aveugle pour croire que ses sujets de société ont disparu à présent.

Face aux multiples formes de l’enfermement et du déni, la difficile expérience de la solitude. | Wild Bunch

La précision des situations évoquées, y compris en s’abstenant de reproduire un certain nombre de clichés –dont l’image de l’avorteuse clandestine qui reste massivement associée à un imaginaire de sorcière malfaisante, sale et avide– relance la tension tout en éclairant les multiples formulations qui traduisent ce qu’on appelle un «état» de la société.

La construction du film donne à percevoir comment d’innombrables formes de violences de natures très différentes agissent sur les femmes. Elle met aussi en avant la personnalité de ceux qui les perpètrent. Ces gens n’adhèrent pas à d’autres comportements que les leurs. Ils construisent un labyrinthe où des jeunes filles se démènent dans une terrible solitude.

Dans le réel, mais aussi de manière si active sur le plan de la dramaturgie, cette violence est soumise à un compte à rebours fatal, comparable, pour qui s’en souvient, à celui suggéré dès son titre et que l’on retrouve dans plusieurs dimensions de l’admirable Quatre mois, trois semaines, deux jours. Si le film d’Audrey Diwan, lauréat du Lion d’or à Venise cette année, fait écho à celui de Cristian Mungiu, Palme d’or à Cannes en 2007, ce dernier permettait une mise à distance, parce qu’il se déroulait dans la Roumanie de Ceaucescu, perçue comme une sorte de Moyen Âge obscur et lointain par un public occidental «éclairé».

L’Événement, pour sa part, convoque sans échappatoire les remises en cause actuelles du droit à l’avortement, que ce soit aux États-Unis, en Pologne et ailleurs, mais aussi en France où elles trouvent le soutien de forces importantes. Film d’époque, il est sans discussion un film de notre époque, qui jamais ne laisse place à l’idée que tout cela appartiendrait à une histoire révolue. C’est la grande vertu de cette frontalité efficace de la réalisation.

Prendre aux tripes?

Ce face-à-face avec le réel pose aussi un problème de cinéma. Audrey Diwan a coscénarisé un film fascisant qui a rencontré un grand succès. Aussitôt sorti, cet été, BAC Nord de Cédric Jimenez a été salué et promu par tout ce que le pays compte de propagandistes d’extrême droite.

Alors qu’ils semblent reposer sur des idées antagonistes, les deux films témoignent de l’ambiguïté de la notion même d’efficacité spectaculaire. Oui, L’Événement «prend aux tripes». En cela, il mobilise des ressorts comparables à ceux qu’on retrouve dans l’ode à la violence des forces de l’ordre qui se veulent au-dessus des lois et qui ont été filmées par le compagnon de la réalisatrice.

Jimenez a toujours plaidé n’avoir voulu faire qu’un spectacle efficace. «Prendre aux tripes», on le sait depuis longtemps, c’est le levier même du fascisme. «Prendre aux tripes», ce n’est pas seulement mobiliser les émotions, c’est rester dans l’émotion immédiate et l’empêcher de se transformer en réflexion critique.

À la différence de Bac Nord, L’Événement y échappe en partie –en partie seulement. Il le doit à l’interprétation de son personnage principal et d’autres protagonistes, et à la multiplicité équivoque des situations évoquées. Il le doit également à sa capacité d’ouvrir cet écart tendu entre passé et présent. Ce qui n’empêche pas de continuer à interroger les procédés de cinéma, même quand ils sont mis au service des enjeux les plus légitimes.

«Au crépuscule», Sharunas Bartas

Le nouveau film de l’auteur de Frost est lui aussi un film historique, comme on le dit de façon souvent approximative: il raconte des événements survenus dans le passé, en l’occurrence en 1948.

Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Russie soviétique a remis le grappin sur les pays baltes. Des résistants tentent de s’opposer à cette nouvelle occupation en espérant le secours des puissances occidentales qui ne viendra jamais.

Dans la campagne lituanienne, entre une ferme et la forêt avoisinante où survit un petit groupe de partisans, se déploie une multiplicité de relations, pour la plupart très conflictuelles, mais parfois étrangement teintées de douceur, de séduction ou hantée de folies multiples, qui relèvent de mécanismes psychiques, sociaux et idéologiques.

Au cœur de ce réseau complexe se trouve Unte, un adolescent adopté par un fermier cossu que pressurent les officiers soviétiques, et qui lui-même exploite et maltraite ses employés, tout en soutenant les «frères de la forêt».

Ces derniers, qui forment une troupe hétéroclite aux motivations diverses, sont loin d’être montrés en héros. Ils s’apparentent davantage à des clochards des bois, un peu soudards, l’un plutôt poète, sans doute; l’autre (ou le même) récent complice des nazis, les précédents occupants.

Du côté de Rembrandt

Mobilisant une fois de plus l’incroyable richesse de son langage visuel, Bartas compose une série de plans tableaux tout en clairs-obscurs –plus obscurs que clairs, à vrai dire– dont la référence la plus évidente serait à chercher du côté de Rembrandt.

Ces choix plastiques sont en phase avec les conditions climatiques brumeuses et sans soleil comme avec l’instabilité du statut des personnages et le refus de porter quelque jugement que ce soit.

Bartas évoque un monde où ne brille aucune autre lumière que celle des bougies vacillantes. Un jour rare et grisâtre. Il montre la mesquinerie qui caractérise les raisons d’agir de ses personnages, que perturbe brusquement et sans y apporter rien de bienfaisant, l’embrasement d’incendies, de crimes, de tortures et de trahisons.

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L’obscur refuge des «frères de la forêt», partisans engagés dans un combat désespéré. | Shellac

Refusant d’inciter les spectateurs à s’identifier à Unte, témoin trop évanescent et désemparé, le cinéaste maintient une telle instabilité dans la représentation d’une situation à la fois complexe et marquée d’une grande dureté qu’il finit par se retrouver dans une position paradoxale.

En l’absence de toute affirmation en faveur de qui ou quoi que ce soit, Sharunas Bartas se retrouve dans une sorte de surplomb moral, qui renverrait tous les protagonistes à des turpitudes sans fin, quoique sans équivalent avec celles des Russes, qui restent les pires en la matière.

Et, partant, l’humanité toute entière, misanthropie guère plus inconfortable que l’usuel manichéisme qui a décidé d’emblée qui sont les bons et qui les méchants.

Une telle attitude est fréquente chez les meilleurs cinéastes de la région. On pense ici à l’Ukrainien Serguei Loznitsa, et en particulier à son premier long-métrage de fiction, My Joy, ou au Russe Kiril Serebrennikov, dont le prochain film, La Fièvre de Petrov, sortira le 1er décembre.

Nul doute que ces deux cinéastes ont bien des raisons de mettre en scène un monde livré aux forces du chaos et à la destruction, qu’elle soit morale ou matérielle. Loznitsa l’a montré avec Dans la brume, le récit d’une guerre de partisans entre chien et loup, Serrebrenikov avec Leto et Bartas avec Frost ou Indigène d’Eurasie.

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Unte (Marius Povilas Elijas Martinenko) témoin à la dérive. | Shellac

Avec des moyens qui sont à l’opposé de ceux mis en œuvre par L’Événement, Au crépuscule reste un impressionnant moment de cinéma qui tend à fasciner, non pas au risque de bloquer la pensée, mais de la laisser errer sans repère.

Impressionnante expérience sensorielle, évocation aussi d’un épisode historique méconnu, discret rappel de l’instabilité d’une région qui aujourd’hui ne se sent nullement à l’abri des menaces de Moscou, le film de Sharunas Bartas reste comme un murmure rauque d’inquiétude et de défiance envers le monde et ceux qui le peuplent. Pas plus, pas moins.

Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l’émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le samedi de 6h à 7h sur France Culture.

1637677833 291 LEvenement et Au crepuscule aux limites du dire et duL’Événement

d’Audrey Diwan

avec Anamaria Vartolomei, Kacey Mottet Klein, Sandrine Bonnaire, Pio Marmai, Anna Mouglalis

Séances

Durée: 1h40.

Sortie le 24 novembre 2021

1637677834 357 LEvenement et Au crepuscule aux limites du dire et duAu crépuscule

de Sharunas Bartas

avec Marius Povilas Elijas Martinenko, Arvydas Dapsys, Alina Zaliukaite-Ramanauskiene

Séances

Durée: 2h08

Sortie le 24 novembre 2021

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«L’Événement» et «Au crépuscule», aux limites du dire et du vouloir dire