Notre palmomètre du Festival de Cannes: «Close», l’émotion dévastatrice de Lukas Dhont

« Broker » ( « Les Bonnes Étoiles »)**** d’Hirokazu Kore-eda

«Broker». Photo Metropolitan FilmExport

Pour sa huitième sélection à Cannes, le Japonais Hirokazu Kore-eda (Palme d’or 2018 avec Une affaire de famille) revient avec une fable douce et irrésistible qu’il est allé tourner en Corée du Sud. Une nouvelle variation autour de la famille bien sûr, son thème de prédilection. La Corée dispose de boîtes à bébé permettant aux mères en détresse d’abandonner leur nourrisson de manière anonyme. Le système permet accessoirement à deux individus de faire commerce de ces petites créatures.

Une jeune fille-mère cherche curieusement à revoir le bébé qu’elle venait juste de déposer. Trop tard, les deux trafiquants ont déjà plusieurs pistes pour un placement lucratif. Par un coup du sort curieux et fantaisiste, voilà le trio en road trip dans le pays à bord d’un van déglingué : la mère naturelle et les deux combinards… au final pas mauvais bougres. S’y adjoint un enfant lui aussi sans parents qui s’est introduit en douce dans le coffre. Dans cette famille improvisée pour le moins hétéroclite, les masques vont peu à peu tomber, dévoilant des secrets et des regrets. Y compris chez un duo de femmes policières qui veut surprendre lesmalfrats en flagrant délit et se lance dans une traque assez ambivalente et révélatrice. Sans se réinventer, Kore-eda signe une chronique drôle et immensément émouvante qui questionne la filiation, et peuplée de personnages débordant d’amour. À donner… et à recevoir. C’est sans doute ce qu’on appelle une Palme du cœur.


Sortie le 7 décembre.

« Leila et ses frères » **** de Saeed Roustaee

«Leila et ses frères». Photo Amirhossein Shojaei
«Leila et ses frères». Photo Amirhossein Shojaei

Le réalisateur iranien Saeed Roustaee avait mis tout le monde d’accord en 2021 avec son polar virtuose La Loi de Téhéran. Plus de flics ni de trafiquants de drogue dans Leila et ses frères, mais une famille, dont on va comprendre qu’elle concentre toutes les contradictions et les déchirures de la société iranienne actuelle : la puissance du patriarcat, la chape des conventions, la précarité sociale, les effets de la politique américaine sur l’économie du pays, le joug de l’honneur…

Leila se trouve au milieu du gué (mais à la cuisine, souvent), entre ses quatre frères en plein désarroi, affairés à l’acquisition d’une boutique de la dernière chance pour espérer un avenir meilleur, et un père tyrannique et méfiant qui se refuse à les aider financièrement. L’homme possède pourtant quarante pièces d’or, mais il veut les utiliser pour accéder au rang de parrain de sa communauté, un statut prestigieux mais qui se paye.

Famille en vase clos au bord de l’implosion ! Les échanges électriques feraient passer un film de Maïwenn pour un aimable divertissement. L’argent est une obsession et Leila devra rompre les usages pour que le clan puisse entrevoir une sortie. Mais tout se paye.

En toute franchise, il faut accepter une première heure bavarde et hésitante (le film dure 2 h 45 !). Beaucoup de cris aussi. La mécanique se met ensuite en marche, implacable, âpre, bouleversante, digne des fameux scénarios à dilemme d’un autre cinéaste iranien, Asghar Farhadi, membre du jury cette année, dont l’actrice principale de Leila et ses frères, Taraneh Alidoosti, est une fidèle. L’émotion va crescendo. La séquence finale est terrassante.


Sortie le 24 août.

« Decision to Leave » **** de Park Chan-wook

Photo Bac Films
Photo Bac Films

Un policier à la vie sentimentale épanouie enquête sur le décès d’un homme qui a chuté d’une falaise. L’épouse de la victime, une séduisante femme de nationalité chinoise, détachée et sans chagrin, fait assez rapidement figure de suspecte. La veuve non éplorée trouble particulièrement le flic qui va entamer avec elle une relation ambiguë, propulsé dans une chorégraphie narrative vertigineuse devant la caméra de Park Chan-wook, le cinéaste coréen qui avait enflammé la Croisette en 2003 avec Old Boy.

Pas d’ultra-violence dans Decision to Leave, mais un jeu de rôles complexe à la lumière sublime. On pense même au Alfred Hitchcock de Vertigo dans cette relecture du mythe de la femme fatale. La sophistication extrême de la mise en scène (une idée par plan) nuit sans doute à l’émotion, mais le film n’en demeure pas moins une démonstration dans l’art de raconter une histoire.


Sortie le 29 juin.

« Nostalgia » ***** de Mario Martone

Pierfrancesco Favino dans «Nostalgia». Photo Mario Spada
Pierfrancesco Favino dans «Nostalgia». Photo Mario Spada

Un homme revient à Naples quarante ans après en être parti pour des contrées étrangères. Felice (fabuleux Francesco Favino, en lice pour le prix d’interprétation) retrouve sa mère dans un appartement délabré, range ses souvenirs et redécouvre une ville dont il se demande si elle a changé. Il observe les ruelles, les terrasses, les toits et surtout la jeunesse, indécise sur la route qu’elle doit emprunter. Un prêtre militant s’efforce de la maintenir dans le droit chemin, pendant que l’ombre de la Camorra a déjà envahi l’esprit d’une armée sans avenir.

Felice se revoit, plus jeune, en train de chevaucher une moto sur les pavés en compagnie d’un ami proche avec qui il traînait inlassablement. Il veut absolument revoir ce dernier, devenu un ponte mafieux impitoyable et redouté, même si ravagé par l’alcool et les traumas. Sans doute pour solder les raisons d’un départ précipité, des décennies plus tôt. Que de fantômes dans ce grand film mélancolique, amer et bouleversant, indiscutablement à ranger aux côtés de ceux de Clint Eastwood.


Sortie le 19 octobre.

« Les Nuits de Mashhad » (« Holy Spider ») *** d’Ali Abbassi

«Les Nuits de Mashhad». Photo Metropolitan FilmExport
«Les Nuits de Mashhad». Photo Metropolitan FilmExport

Un tueur en série erre dans les rues sombres de Mashhad, ville sainte du chiisme en Iran, pour assassiner les prostituées et ainsi nettoyer la cité de ses âmes impures dans un véritable djihad contre le vice. Ce maçon, bon père de famille, vétéran de guerre respecté, est même persuadé du bien-fondé de sa mission divine. Devant l’impuissance voire l’inaction de la police, une journaliste va enquêter dans les ténèbres.

Inspiré d’une histoire vraie survenue en 2001, Les Nuits de Mashhad se révèle assez frontal et glaçant, complaisant peut-être, mais en tout cas édifiant sur le fait qu’une femme, éternel objet de crainte et de menace dans l’idéologie obscurantiste, est coupable et corrompue. D’emblée.

« Stars at Noon » *** de Claire Denis

À 76 ans, l’ancienne assistante de Jim Jarmusch et Wim Wenders est aujourd’hui à la tête d’une filmographie forgée dans une relative discrétion mais qui force le respect (Chocolat, Beau travail, Trouble Every Day, High Life…). Fascinée par le désir, Claire Denis présente à Cannes Stars at Noon (Des étoiles à midi), une histoire d’amour singulière qui se déroule dans un Nicaragua enfiévré par une période électorale.

Une jeune journaliste américaine en déshérence (Margaret Qualley, la fille d’Andie MacDowell) vit une passion inattendue avec un homme d’affaires séduisant qui devient soudain le centre de mystérieux enjeux. Il y a même des espions qui rôdent. La relation se mue en cavale, dans un environnement trouble et moite où le danger va de pair avec la sensualité. Envoûtant.

« Les Amandiers » *** De Valeria Bruni Tedeschi

Valeria Bruni Tedeschi a irradié les festivaliers avec son cinquième long-métrage, Les Amandiers, du nom du théâtre de Nanterre où Patrice Chéreau a créé une école d’acteurs dans les années 80. La réalisatrice a elle-même fréquenté ce lieu intense où l’appétit de jouer équivaut à celui de vivre.

Malgré une inévitable propension à l’hyperbole, Valeria Bruni Tedeschi parvient à donner de la chair à un collectif grouillant, à l’exubérance créatrice du lieu mais aussi à l’énergie ambivalente d’une époque indécise. Impressionnante Nadia Tereszkiewicz, comédienne qui explose. Époustouflant Louis Garrel, dans le rôle de Chéreau.


Sortie le 9 novembre.

« Les Crimes du futur »*** de David Cronenberg

crimes du futur

Contre toute attente, Les Crimes du futur n’a pas mis le feu à la Croisette, contrairement à ce que la bande-annonce, incandescente et sulfureuse, laisser espérer. N’allez cependant pas croire que David Cronenberg est rentré dans le rang ! Au contraire, avec son nouveau long-métrage (le premier depuis 2014), et dans la droite ligne de Chromosome 3, Crash ou eXistenZ, il écrit un chapitre en cohérence absolue avec une œuvre qui n’a cessé d’interroger la mutation de l’humanité. Au propre comme au figuré.

Le futur en question ressemble à une cité post-apocalyptique au look vintage. Le fonctionnement du corps humain a connu des altérations pouvant entraîner la création de nouveaux organes. Tumeur n’est pas un mot tabou. Un artiste performer (Viggo Mortensen) et sa muse (Léa Seydoux) en font des spectacles arty décoiffants à coups de bistouri, pendant qu’une nouvelle police des mœurs tente de remettre de l’ordre dans ce maelström de chair naissante.

La chirurgie comme expression artistique. Comme nouvelle sexualité surtout. Rien d’étonnant de la part de Cronenberg, cinéaste performer lui aussi qui jalonne son propos verbeux, aride et peu incarné de fulgurances visuelles inouïes. Véritables tableaux dont on ne sait s’ils dégagent une nouvelle forme de sensualité ou s’ils nourrissent un poème cauchemardesque en bonne et due forme.

Le réalisateur canadien ne radote pas pour autant. Il imagine des organismes capables de digérer le plastique, donc nos propres déchets. Finalement un homme en harmonie avec le monde qu’il crée. Incisif, l’avenir vu par David Cronenberg.


Sorti depuis mercredi 25 mai.

« Tori et Lokita » ** de Jean-Pierre et Luc Dardenne

Qu’on se le dise, Jean-Pierre et Luc Dardenne ne se sont pas convertis à la comédie. On sort même le cœur serré de la projection de Tori et Lokita, leur nouveau long-métrage. Les deux frères ne dévient pas d’un iota de ce qui fait leur force : un regard sans concession et empreint d’humanité sur les nouveaux damnés de la Terre. Bien souvent les exclus du système économique et social, ici deux réfugiés venant d’Afrique noire. Il y a le très jeune Tori, scolarisé parce qu’identifié comme étant persécuté dans son pays, et Lokita, plus âgée, qui a de son côté davantage de mal à obtenir des papiers, sauf à prouver que Tori est son frère.

De fait, les deux êtres se sont soudés l’un à l’autre, dans une relation de tendresse fusionnelle comme dans la galère. Cernés par les exploiteurs ! Par leur réseau de passeur auprès desquels ils sont endettés. Par un cuistot libidineux qui leur fait revendre de la drogue et incite même Lokita à s’enfermer dans un hangar isolé pour veiller sur des plants de cannabis. Comme d’habitude, on retrouve un récit limpide et épuré jusqu’à l’os dans cette triste odyssée qui ne nous semble pas au niveau des plus grands Dardenne. Son approche faussement naïve et ses dialogues à hauteur d’enfant le rapprochent cependant d’un poignant (à défaut d’être surprenant) conte tragique. Même si on pourra longuement débattre de l’épilogue, qui laisse un goût amer.

Il s’agit pour les frères multiprimés, déjà palmés d’or pour Rosetta (1999) et L’Enfant (2005), d’une neuvième présence en compétition.


Sortie en salle le 28 septembre.

« R.M.N. »***** de Cristian Mungiu

«R.M.N.». Photo Le Pacte
«R.M.N.». Photo Le Pacte

Palme d’or en 2007 (4 mois, 3 semaines, 2 jours) et aussi prix du scénario (Au-delà des collines, 2012) et prix de la mise en scène (Baccalauréat, 2016), Cristian Mungiu est chez lui au Festival de Cannes. Et le réalisateur roumain fait encore forte impression cette année avec un film austère dont on ressort pourtant en ayant l’impression d’avoir vu quelque chose de très grand.

Nous voici dans un village de Transylvanie peuplé de spectres. Beaucoup d’habitants sont bien souvent partis à l’étranger pour trouver du boulot. Dans un cynique chassé-croisé, ce sont des travailleurs sri-travailleurs qui sont embauchés à bas coût par les deux responsables de la boulangerie industrielle locale, deux femmes pas antipathiques qui ne dédaignent pas chasser les subventions européennes au passage. La population grogne et même le prêtre se fait le porte-parole des pulsions xénophobes de ses fidèles. C’est dans ce contexte que Matthias revient au pays après avoir échoué à trouver une situation stable. Sa femme est distante. Son fils croit voir des silhouettes terrifiantes dans la forêt, sur le chemin de l’école.

Les éléments semblent disparates. Petit à petit, ils vont trouver toute leur cohérence et brosser la peinture glaçante d’une communauté en plein délitement moral, envahie par les peurs irrationnelles, animée par le rejet de l’autre. La colère devient l’alibi des instincts sauvages, aussi froids que les paysages alentours. La longue scène de réunion publique enflammée constitue à ce titre l’un des sommets de ce Festival.

« Triangle of Sadness » (« Sans filtre ») **** de Ruben Östlund

«Triangle of Sadness». Photo Plattform-Produktion
«Triangle of Sadness». Photo Plattform-Produktion

Palmé d’or en 2017 avec le formidable et immensément cynique The Square, le Suédois Ruben Östlund franchit un nouveau palier dans sa légendaire misanthropie avec ce Triangle of Sadness, long-métrage qui a sans doute provoqué le plus de rires et d’agacements sur la Croisette. Par le prisme d’un couple de mannequins hors sol, le cinéaste réalise tout simplement une charge ultra-virulente contre les riches, en trois parties. Facile mais efficace.

Le premier segment nous offre une chamaillerie d’anthologie autour d’une note de restaurant à payer. Le second nous invite dans une croisière de luxe guidée par un commandant marxiste, épave alcoolique et nihiliste (Woody Harrelson) qui écoute l’Internationale en boucle. Nouvelle scène d’anthologie avec un dîner perturbé par une tempête qui fait se vautrer la faune de nantis dans le vomi et la diarrhée. Vous êtes prévenus, même si le chapitre, burlesque trash à l’état pur, est proprement hilarant.

Dans la dernière partie qui s’étire un peu trop, le yacht ayant sombré, voilà les survivants échoués en mode « Koh Lanta » sur un rivage inconnu, obligés de redécouvrir les vertus de la solidarité et du partage. Enfin… en principe. Comme Östlund n’hésite jamais à en remettre une couche, il orchestre même un retournement des valeurs, lorsqu’une employée du bateau se découvre des capacités que les autres n’ont pas (la pêche par exemple) et instaure un nouveau type d’autocratie dont elle ne se prive pas de tirer profit.

Le tout est exagérément étiré (2 h 30), peut-être facilement cathartique, mais le jeu de massacre est suffisamment radical et décapant pour qu’on embarque à bord.

« Boy from Heaven » **** de Tarik Saleh

«Boy From Heaven»
«Boy From Heaven»

Très remarqué en 2017 avec Le Caire confidentiel, le réalisateur suédois d’origine égyptienne frappe une nouvelle fois un grand coup en levant le voile sur les luttes de pouvoirs qui opposent la présidence égyptienne et l’université Al-Azhar, institution islamique d’influence mondiale et phare de la pensée sunnite. Des gens qui ne rendent compte qu’à Dieu… et surtout à eux-mêmes.

Modeste fils de pêcheur, le jeune Adam reçoit une bourse pour aller étudier là-bas. Très vite, la police, et notamment un inspecteur coriace (le comédien Fares Fares, fidèle à Saleh), lui met le grappin dessus pour en faire un indic en bonne et due forme. Le Grand Imam vient de mourir et il s’agit d’espionner les pontes religieux et d’influencer la désignation du successeur. Les enjeux sont importants, tout comme l’emprise des Frères musulmans au sein d’Al-Azhar, et Adam se retrouve piégé dans un véritable panier de crabes régi par les pressions et les menaces (impossible de croiser quelqu’un sans qu’il demande « tu travailles pour qui ? »).

Sujet aux allures de thriller d’autant plus passionnant qu’il met en scène un personnage d’abord dépassé qui va devoir composer avec cet engrenage inextricable. Le spectateur, lui, compose avec des méandres parfois complexes. L’intrigue risque en tout cas d’en étouffer quelques-uns du côté du Caire.


Sortie le 9 novembre.

« Frère et sœur » **** d’Arnaud Desplechin

Melvil Poupaud. Photo Shanna Besson
Melvil Poupaud. Photo Shanna Besson

C’est un peu comme une saga dont tous les chapitres sont indépendants les uns des autres, mais dont les ressorts profonds sont liés, puissamment et intimement. La famille… Inépuisable sujet de névroses et d’étude pour Arnaud Desplechin qui décrit ici la haine rongeant un frère et une sœur depuis une vingtaine d’années. D’où vient-elle ? Alice (Marion Cotillard) est une actrice qui a connu la notoriété un peu avant son frère, Louis (Melvil Poupaud), professeur et écrivain. Le génie a changé de camp, sans doute. Lui, arrogant, addict et agressif malgré une voix douce. Elle, dévastée et dépressive. En plus, il a parlé d’elle dans ses livres. Impardonnable.

Bataille d’orgueils ? Jalousies croisées ? Ce serait trop simple si la rancune trouvait son origine dans un événement fondateur, potentiellement raccommodable. Depuis tout ce temps, la haine s’est institutionnalisée. Les proches (un ami psychiatre, l’épouse de Louis, un autre frère…) ont appris à gérer la situation. À déminer au besoin.

Tant d’années d’évitements trouvent néanmoins leurs limites lorsque les parents sont très gravement blessés dans un accident de la route. À leur corps défendant, ils seront le point d’ancrage de retrouvailles redoutées, à Roubaix. À moins qu’il ne s’agisse pour le frère et la sœur de revenir parmi les vivants.

Sont-ce les curseurs de la haine ou de l’amour qui sont ainsi poussés à leur paroxysme ? Les chemins que trace Desplechin sont sinueux (une séquence onirique, même une parenthèse western !), ramènent à l’enfance, déconstruisent les trajectoires. Le spectateur peut avoir l’impression qu’il lui manque une pièce dans ce puzzle d’émotions brutes et cruelles. Mais avec une science inouïe de la mise en scène, du montage et du découpage, Desplechin ausculte une avalanche de sentiments à vif qui, s’ils peuvent nous paraître insaisissables, nous empoignent le cœur. Ils se sont tant aimés…


Sorti depuis le vendredi 20 mai.

« Armageddon Time » ***** de James Gray

«Armageddon Time». Photo Focus Features
«Armageddon Time». Photo Focus Features

Temps de force dans un film aussi doux et émouvant. Après l’aventure humaine épique (The Lost City of Z) et l’exploration spatiale (Ad Astra), James Gray revient à ses fondamentaux : son pays, sa ville, son histoire… Ce sont ses propres souvenirs qu’il met en scène dans Armageddon Time, chronique familiale autobiographique dont le titre nous indique sans ambiguïté que quelque chose de sombre est en train de survenir.

Nous sommes dans les années 80. Paul Grass (Banks Repeta), 13 ans, vit dans une famille de classe moyenne issue d’immigrants ukrainiens dans le Queens, s’oppose parfois à ses parents (Anne Hathaway et Jeremy Strong) et entretient une forte complicité avec son grand-père (Anthony Hopkins). À l’école publique, il se rapproche de Johnny, un jeune garçon à la peau noire, déjà renvoyé à sa condition.

Le racisme est structurel, le système scolaire accentue les inégalités, et la doxa émergente ne parle que de travail, d’efforts et de réussite à tout prix (Reagan accède au pouvoir). Johnny continue d’écouter Sugarhill Gang tandis que Paul, trop rêveur, est envoyé dans une école privée dont l’un des administrateurs est Fred Trump (le père de Donald).

C’est la fin de l’innocence et le début des compromissions dont on s’accommode en serrant les dents et en regardant ailleurs. L’injonction à sauver sa peau dans un monde de plus en plus discriminant. Avec une délicatesse infinie, James Gray évoque le fossé qui se creuse entre les rêves à la réalité. Un faux film mineur, baigné d’une somptueuse lumière qui en accentue la mélancolie.

« Eo » (« Hi-han ») *** de Jerzy Skolimowsky

L’âne de «Eo». Photo Hanway Films
L’âne de «Eo». Photo Hanway Films

Voilà le premier véritable OVNI de la compétition et il est signé par un vétéran de 84 ans, le Polonais Jerzy Skolimowski, déjà primé deux fois à Cannes en 1978 et 1982 (Le Cri du sorcier, Travail au noir). Dans Eo (aussi appelé Hi-han à Cannes), le point de vue adopté est celui d’un âne. Pendant 1 h 26, le spectateur va être amené à s’identifier à cette créature débonnaire, dans ses vies successives : animal de cirque, ballotté entre un haras, une ferme ou une ville désertée. Caressé par un groupe d’enfants amusés ou battu à mort par des hooligans enragés. Embarqué dans une filière clandestine de viande chevaline (!) aussi. Il passera à deux doigts de finir en salami.

Très peu de dialogues, mais une expérience sensitive vraiment surprenante confirmant que la vie est juste une question de point de vue. Pourquoi pas celui d’un animal manifestement doté de conscience (d’ailleurs, il rêve en rouge, en mode psychédélique) ? Les errances de l’âne et les scènes auxquelles il assiste, témoin et souvent acteur, donnent à Eo des airs de fable picaresque tragicomique, inspirée de Robert Bresson (Au hasard Balthazar, 1966), et où les humains (dont Isabelle Huppert !) restent à leur place, en second plan.

« La Femme de Tchaïkovski » ***** de Kirill Serebrennikov





Pas un biopic musical, plutôt un requiem… À l’inverse de son dernier film, l’enivrant La Fièvre de Petrov déjà en compétition à Cannes 2021, pas besoin de prendre des substances pour suivre l’histoire que le turbulent cinéaste russe Kirill Serebrennikov, également réalisateur de Leto (toujours opposant à Poutine, longtemps assigné à résidence, qui a enfin pu quitter son pays pour s’installer à Berlin), veut nous raconter.

La virtuosité technique et la fièvre narrative sont toujours là, mais cette fois-ci pleinement maîtrisées, en cohérence parfaite avec la destinée d’Antonina Milioukova, l’épouse du compositeur Tchaïkovski, à la fin du XIXe siècle. Déjà que le mariage ne respirait pas la joie de vivre, mais la jeune femme, issue d’un milieu modeste, va très vite être confrontée à la distance, la froideur, à la rudesse du génie russe asocial.

Ce dernier l’avait certes prévenue, n’avouant pas explicitement son orientation homosexuelle, mais Antonina se réfugie dans le déni. Refusant le divorce, elle va même mener une résistance obsessionnelle à toute tentative de séparation, sombrant dans une sorte de purgatoire romanesque asphyxiant où elle continue d’affirmer sa flamme pour le compositeur du Lac des cygnes. On a presque l’impression que l’épouse éconduite (Alyona Mikhailova, très impressionnante) s’invente sa propre histoire passionnelle en faisant fi du mépris qui lui est systématiquement opposé. Plusieurs séquences oniriques à la beauté toxique, souvent dérangeantes, achèvent de faire de cette Femme de Tchaïkovski une œuvre mélodramatique vertigineuse, puissante et ambiguë.

« Les Huit Montagnes » ** de Félix Van Groeningen et Charlotte Vandermeersch





Après avoir travaillé en solo (notamment Alabama Monroe et La Merditude des choses), le réalisateur belge Félix Van Groeningen s’associe à sa compagne, l’actrice Charlotte Vandermeersch, pour réaliser un « film de montagne » tourné en italien, dans la vallée d’Aoste. Premier film de la compétition de ce 75e Festival de Cannes, Les Huit Montagnes, inspiré d’un roman de Paolo Cognetti, raconte l’amitié sinueuse de Bruno et Pietro. D’abord deux enfants, le premier étant natif des alpages, l’autre un citadin en vacances, originaire de Turin. La relation va connaître un accroc, sur un malentendu.

Le temps passe. Pietro (le citadin) va réaliser que son père considérait Bruno comme un fils de substitution. Les deux anciens amis s’efforcent de se retrouver en construisant une maison de pierre isolée sur les hauteurs, mission éreintante et introspective qui va accentuer la nature rugueuse et sauvage de Bruno.

Les décors sont magnifiques mais l’appel de la nature a aussi son revers. Il peut perdre les âmes les plus dévouées… tout comme le spectateur, décontenancé par l’alternance de séquences relevant du western alpestre et d’échappées au Népal où Pietro trouve régulièrement refuge. On ne saisit pas toujours où ces Huit Montagnes veulent nous mener. Cette amitié-là, bien que développée sur 2 h 27, a encore bien du mal à délivrer ses secrets.


Sortie le 21 décembre.

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Notre palmomètre du Festival de Cannes: «Close», l’émotion dévastatrice de Lukas Dhont