Un autre monde s’achve sur un loge de l’incertitude avec Les Gens qui doutent d’Anne Sylvestre. Vous-mme, aviez-vous un doute ou une certitude, en commenant La Loi du march, de vous lancer dans trois films sur le monde du travail ?
Stphane Briz : Pas au dpart. En fait, chaque film a gnr des rencontres, des questionnement, des rflexions et donc le film le suivant. Aujourd’hui, je ne sais pas si un ralisateur penserait trilogie ou srie notamment sur En guerre et Un autre monde, qui sont des contrechamps l’un de l’autre. Si j’avais su que j’allais faire Un autre monde aprs En guerre, je pense que j’aurais rflchi “srie”, pour montrer toute la complexit des points de vue. Dans mon cas, il y a des portes qui se sont ouvertes au fur et mesure. Pour La Loi du march, c’tait Xavier Mathieu. Je le connaissais comme on le connat tous : j’avais vu un documentaire racontant l’histoire des Contis, j’ai beaucoup discut avec lui et puis j’ai fabriqu En guerre en travaillant avec des acteurs non professionnels et des cadres. Leur parole, leur difficult grer des injonctions est arrive pendant ces longues discussions. Je me suis demand si tous ces cadres taient l’aise avec ces injonctions qu’il portent. D’autant que le monde des cadres dirigeants d’entreprise, c’est un angle mort de la reprsentation : ils sont souvent uniquement prsents comme le mchant bras arm du systme.
Au moment de En guerre je m’tais demand si le cadre auquel s’opposait le personnage que jouait Vincent Lindon partageait les dcisions qu’il assnait de manire premptoire. Et ce qu’il se passait quand il rentrait chez lui, si tout hasard, il n’tait pas compltement d’accord Eh bien a a fait un film : Un autre monde. Tant qu’on reste dans une opposition de classes o les plus fragiles d’entre nous sont quand mme bien cabosss par des dcisions dures portes par des cadres, on ne ne rinterroge pas le systme l’intrieur duquel cohabitent finalement toutes ces personnes. Avec le film, on prend un peu de hauteur.
Un autre monde est encore, d’une certaine manire, un film de guerre. Le personnage de Vincent Lindon (qui refuse d’tre un petit soldat ) est d’ailleurs film plusieurs reprises comme un combattant qui enfile son uniforme chemise, cravate, costume pour aller au front, c’est–dire la table de ngociations. Dans cette guerre, l’arme suprme est le langage
En tout cas, le langage d’entreprise. Dans son livre Souffrance en France, Christophe Dejours explique trs clairement la ncessit de l’utilisation de ce langage trs viril qui convoque mme l’ide du courage c’est vraiment la question centrale du film. Le film est construit autour des rponses qu’on peut donner ces dfinitions du courage : est-ce, comme le dit le patron amricain, faire des choses qu’on n’a pas envie de faire, mais qu’on doit faire sous-entendu, en rpondant la loi du march. Ou bien, est-ce celle du personnage de Sandrine Kiberlain qui, ds la premire squence prend la dcision qui ne l’arrange pas de terminer une union avec un homme qu’elle ne dteste pas sauf que leur projet de couple ne fait plus sens. Quitter un endroit l’intrieur duquel on souffre trop et qui ne fait plus sens, c’est une dfinition du courage que je trouve belle, puissante. Parce qu’elle se met en danger.
Ce discours belliqueux, souvent trs macho, de l’entreprise, on le met aussi dans la bouche des femmes qui on demande de devenir des mecs, d’avoir “des couilles” Ces langages trs virilistes irriguent constamment le les changes dans l’entreprise, surtout dans les moments de tension. C’est galement un discours trs culpabilisant l’endroit des cadres puisque si vous avez une difficult ou une impossibilit faire quelque chose, c’est de votre faute. Or, gnralement les cadres, comme les ouvriers, comme beaucoup d’entre nous, sont plutt de bonne composition : ils ont envie de bien faire leur travail. Les gens pensent souvent que le problme vient d’eux ; ils ne s’autorisent pas rinterroger. l’ordre qui est donn. En mme temps, un cadre, il sait trs bien qu’il n’a pas l’espace pour cela : ds l’instant qu’il le fait, il a dj la moiti du pied au-dehors de l’entreprise. C’est ttanisant comme situation ; donc il vaut mieux potentiellement, pour tenir un certain temps, fabriquer du dni, ou essayer de faire sans, en essayant de rsoudre le problme. Et c’est l que l’puisement peut arriver.
La construction du personnage de Philippe, jou par Vincent Lindon, a-t-elle t diffrente de celle des deux prcdents ?
Je suis convaincu que dans La Loi du march, En guerre, Un autre monde et je vais rajouter Une vie, qui sont mes quatre derniers films ces quatre personnages vivent une exprience que les autres personnages des autres films ne le font pas : une exprience trs profonde de dsillusion. Ils traversent une exprience qui les dsillusionne sur la nature humaine. Ils commencent le film avec une ide de l’Homme, et le terminent avec une ide due ; c’est le cas pour La Loi du march, En guerre, Un autre monde. Je le sais d’autant mieux que je pense avoir fait exactement la mme exprience de dsillusion pendant ces sept annes o j’ai fabriqu ces films, en brassant cette matire, en dmontant le moteur, en passant derrire le miroir sans tre un ravi de la crche, avant tout a, hein ! Mais avec une grande comprhension des mcanismes l’uvre, du systme et donc des hommes qui composent ce systme de faire une exprience assez douloureuse de vrit des mcanismes de notre monde qui me rend un peu plus triste qu’avant, mais certainement plus clairvoyant. C’est douloureux, mais c’est bien aussi : a permet de regarder les choses sans tre dans le dindon de la farce.
De la dsillusion, mais il y aussi une forme de libration pour ces personnages En guerre tant videmment part
C’est vrai que le personnage de Laurent dans En guerre quitte la piste. Alors, il y a une ide philosophique laquelle je crois profondment. C’est que l’Homme peut tre plus grand que la contrainte qu’il subit. Et en mme temps, j’entends absolument quand une personne me dit qu’elle ne peut partir, pour telle ou telle contrainte. Je n’ai pas l’indcence de lui rpondre : mais non, tu es un homme ou une femme libre ! Port par a, je peux donner la possibilit mes personnages de vivre cette exprience. Il y a un effet catharsis pour le spectateur, a fait du bien, a rend aussi le film audible.
Mais le point dpart est toujours le mme : je circonscris un endroit que j’ai envie de regarder. Ensuite, je m’arrange pour rencontrer des hommes et des femmes qui ont vcu ces expriences-l. Et c’est avec tous ces tmoignages (qui sont nombreux) que je fabrique la fiction. Mais ces tmoignages-l ne sont pas l pour valider une ide prconue. Tout ce qu’on me raconte est bien suprieur mon imaginaire. J’ai mme une frustration sur ces trois films trs ralistes et celui-l en particulier je suis systmatiquement oblig de baisser le curseur, de rduire la voilure, pour que le rel ait l’air vrai en fiction. On m’a racont des histoire beaucoup plus violentes, dlirantes, indcentes ou vertigineuses.
La part personnelle des protagonistes est ici plus marque
Dans toutes les histoires qu’on me racontait, immanquablement, les vies personnelles avait t impactes. Dans 90% des cas, il y a eu des divorces au moins un. Il y a beaucoup de casse de vie, mme physique : j’ai vu des gens, par exemple, qui ont vachement grossi, qui se sont laisss aller. Parce que tout a ne fait plus sens, ils se dgotent eux-mmes. Donc ils tiennent, parce qu’il faut qu’ils supportent des situations difficiles. videmment, a ne se fait pas du jour au lendemain ; c’est sur des annes qu’on ramne tout doucement les problmes. Comme le vieillissement, qui arrive tous les jours. Les gens pensent qu’ils vont rsoudre le problmes, ils se sacrifient personnellement et passent a de la mort, par puisement physique. C’est trs impressionnant !
Je ne vous cache pas que j’aime En guerre comme il est, c’est film de guerre, de combat, etc. On est tout le temps avec le personnage de Vincent Lindon, Il y a peu de perso avec sa fille. J’ai d couper un peu de perso qu’il avait avec son ex femme, j’tais oblig de le faire, mais j’ai un petit manque. Si au moment o le film sortait, je pouvais avoir des arguments pour dire que non, je le dis aujourd’hui, en toute franchise.
Quelles diffrences avez-vous opres en termes de mise en scne ?
Il y a ici plus d’axes de camra, notamment dans les scnes de runion, dans l’ide de crer un enfermement pour le personnage que joue Vincent Lindon. C’est–dire partout o il peut tourner la tte, il est pris en tenaille, il n’a pas d’chappatoire, il y a des snipers partout. Multiplier les axes sur lui, c’est pour essayer de traduire cette ide d’enfermement. Aprs, il y a quand mme une notion dans ce film trs diffrente des deux films prcdents qui empruntaient leur dialectique au dispositif du documentaire. a a des avantages, des inconvnients ; il y a quelque chose qui nous donne le sentiment d’tre sur le terrain de guerre. Pour celui-ci, j’avais la ncessit de mettre en scne cet intime du couple. Et je repensais donc l’envers, Kieslowski (qui a fait des documentaires dans la premire partie de sa carrire) et qui disait : je suis pass la fiction pour pouvoir rentrer dans la chambre coucher L’espce de deal que je mets sur la table au dbut du tournage de La Loi du march ou de En guerre, c’est : qu’est ce que je peux tourner que le personnage accepterait que je tourne si c’tait un personnage de la vie ? Dans ces deux films, il n’y a rien qui ne soit pas possible dans le troc avec le personnage. Dans Un autre monde, il fallait que je puisse un moment mettre la camra l’arrire d’une voiture. Or personne n’autoriserait filmer ce moment-l avec une camra de documentaire. Donc il fallait que j’introduise une notion de fiction, dans des champs, des contrechamps plus classiques dans un dispositif qui renvoie dans l’inconscient collectif une ide fictionnelle plus grande.
Comment vos films sont-ils reus l’tranger ?
Des films comme les miens n’existent pas du tout au tats-Unis ; les seuls rfrences qu’ils ont c’est Norma Rae dans les annes 1980 ou Le Sel de la terre en 1953. Quand j’ai prsent En guerre Los Angeles, je me doutais bien que ce serait particulier. J’avais une premire alerte avec le mon traducteur au moment des sous-titres : c’tait un anglophone, et il m’avait dit je ne sais pas comment les Amricains vont prendre le film parce que honntement, des salaris dans un pays anglo-saxons qui refusent un chque de 30 000€ pour quitter l’entreprise, a n’existe pas. Et effectivement Los Angeles, j’ai compris organiquement par les discussions que c’tait peu prs comme si nous on nous montrait nous un film du systme chinois. C’est une autre plante, un autre fonctionnement : ils ont totalement intgr l’ide que l’entreprise ne leur donne rien. C’est un troc : l’entreprise leur donne du travail pendant un certain temps ; eux d’tre les plus performants. Si un moment l’entreprise veut aller faire du business ailleurs, termin. C’est le rve absolu pour les entrepreneurs : ils ne doivent rien aux salaris. J’avais dans la salle quelques syndicalistes en chemise carreaux un peu paisse des gens assez brillants intellectuellement, hein mais je comprenais par les changes qu’on avait que mon film ne voulait strictement rien dire l-bas.
Stphane Briz, repres
1966 : Naissance Rennes le 18 octobre. Son pre travaille aux PTT, sa mre est mre au foyer.
1993 : Aprs des tudes d’lectronique, il s’oriente vers la technique et ralise son premier court mtrage Bleu dommage.
1999 : Le Bleu des villes, premier long mtrage, avec Florence Vignon et Mathilde Seigner
2009 : Mademoiselle Chambon, premire collaboration avec Vincent Lindon et premire nomination aux Csar et premier Csar (meilleure adaptation en 2010)
2015 : La Loi du march, premire slection en comptition officielle Cannes
2016 : Une vie, premier Prix Louis-Delluc
2022 : Un autre monde sort sur les crans.
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Stphane Briz : Mes personnages vivent une exprience trs profonde de dsillusion