Les arbres sont-ils vraiment comme nous?

Dans l’avant-dernier épisode de la deuxième saison de Ted Lasso, Nate, l’entraîneur adjoint, se plaint à ses collègues du fait que Ted, le seul entraîneur qui lui a laissé sa chance quand tous les autres l’ignoraient, s’attribue le mérite de ses idées. Beard, un autre entraîneur, lève alors les yeux du livre qu’il est en train de lire et explique: «On a longtemps pensé que les arbres étaient en concurrence les uns avec les autres pour capter la lumière. Le travail de Suzanne Simard [une biologiste spécialisée dans le milieu forestier] a totalement remis en question cette perception et nous pouvons comprendre désormais que la forêt fonctionne comme une communauté socialiste. Que les arbres travaillent en harmonie pour se partager le Soleil.»

Le choix de lecture de Beard –Le monde caché – Comment les champignons façonnent le monde et influencent nos vies, de Merlin Sheldrake– est en partie une blague qui fait référence à un épisode antérieur (dans lequel Beard s’était accidentellement drogué avec une infusion de champignons), mais c’est aussi une véritable référence au rôle que jouent les champignons souterrains en reliant les unes aux autres les racines des arbres de la forêt, formant ce que l’une des premières revues à publier les recherches de Simard avait appelé le «Wood Wide Web» (jeu de mots mêlant le World Wide Web et le mot wood, bois).

Une analogie qui plaît au lectorat

Suzanne Simard –dont le livre À la recherche de l’arbre-mère – Découvrir la sagesse de la forêt est paru le 26 mars 2021 aux États-Unis et sera bientôt publié en France– a permis de révolutionner la compréhension qu’ont les biologistes du fonctionnement des forêts.

«Il existe un lien entre les forêts et les gens. Nous devons apporter des changements transformationnels. […]»

Toutefois, si le personnage de Beard évoque son travail, ce n’est pas parce qu’il pense que les personnes présentes dans le vestiaire de l’AFC Richmond se soucient du besoin de revoir la manière dont on aborde la forêt d’un point de vue biologique. Ted Lasso est une série qui parle de la possibilité de repenser la masculinité, de créer une nouvelle vision de la virilité, débarrassée des agressions gratuites, de l’égoïsme et du besoin de dominer les autres. Le fait que la série se déroule dans les coulisses du sport professionnel ne fait que renforcer l’intérêt de la question centrale que pose la série: Est-il réellement nécessaire d’être un connard nuisible aux autres pour gagner?

Qu’est-ce que tout cela a à voir avec les arbres? Pas grand-chose, en réalité. Même s’il était vrai que les arbres ne sont pas en concurrence les uns avec les autres pour la lumière –ils le sont, mais pas de manière aussi acharnée qu’on le pensait auparavant– ou qu’ils formaient des communautés «socialistes», il va sans dire que les êtres humains… ne sont pas des arbres.

Nous sommes dotés de cerveaux que les arbres n’ont pas, mais cela semble peu compter si l’on en croit le succès des auteurs convaincus du contraire.


Nous sommes des animaux, les arbres sont des plantes. Nous nous déplaçons d’un endroit à un autre. Pas eux. Et, par-dessus tout, nous sommes dotés de cerveaux et de systèmes nerveux centraux que les arbres n’ont pas. Pourtant, tout cela semble ne plus compter aujourd’hui, si l’on en croit certains des livres les plus prisés sur les arbres qui ont été publiés ces cinq dernières années, tous dérivés des recherches de Suzanne Simard. En effet, la plupart de ces livres –y compris celui de Simard– semblent vouloir convaincre le lectorat que les arbres sont aussi des personnes.

C’est un message que le lectorat adore. Dire au public à quel point les arbres ressemblent aux êtres humains a énormément profité à Peter Wohlleben, un ingénieur forestier allemand qui a écrit en 2015 un best-seller international inspiré par les recherches de Suzanne Simard, La vie secrète des arbres. Ce qu’ils ressentent – Comment ils communiquent, ainsi qu’un documentaire remarquable qui est sorti cette année. Dans son roman de 2018 L’Arbre-monde, pour lequel il a reçu le prix Pulitzer, Richard Powers s’est aussi inspiré de Suzanne Simard pour l’un de ses personnages.

50 nuances de Suzanne Simard

En plus de son propre livre, Suzanne Simard a eu droit à un long portrait dans le New York Times Magazine, enregistre des millions de vues avec sa conférence TED et, donc, peut maintenant s’enorgueillir d’avoir son nom cité dans la nouvelle sitcom la plus primée de l’histoire des Emmy Awards.

Les livres de tous ces auteurs sont interconnectés, non pas par un réseau de champignons souterrains, mais par la recommandation. «Les personnes qui ont acheté cet article ont également acheté» sur Amazon, qui les lient au Monde caché de Merlin Sheldrake et aux ouvrages comme Tresser les herbes sacrées – Sagesse ancestrale, science et enseignements des plantes, de Robin Wall Kimmerer. Bien qu’il ait été publié en 2013, ce dernier est actuellement pour la 79e semaine consécutive sur la liste des best-sellers du New York Times, où il occupe la troisième place des livres de poche non romanesques.

Dans La Vie secrète des arbres, qui est, de loin, la version la plus largement diffusée de cette théorie selon laquelle les arbres seraient des personnes, Wohlleben explique qu’ils obéissent à des «règles de conduite», qu’ils concluent des accords entre eux, qu’ils «élèvent» leurs petits et possèdent un «instinct maternel», ainsi que la capacité éventuelle «d’apprécier la beauté». Certaines de ces assertions trouvent leur origine dans les découvertes de Simard au sujet de la façon dont les arbres émettent des substances chimiques en réponse à des facteurs de stress (comme un manque d’eau ou une attaque de parasites), ce à quoi les autres arbres peuvent répondre en organisant leur défense contre les facteurs de stress en question.

Selon Suzanne Simard, les arbres «mères» utilisent un réseau de champignons pour transmettre des nutriments à leur descendance, mais aussi à d’autres essences.


Les grands arbres anciens, que Suzanne Simard qualifie de «mères», utilisent aussi le réseau de champignons pour transmettre des nutriments à leur descendance par un processus qui leur permet de les distinguer d’autres arbres de la même essence. Mais les arbres de différentes essences sont aussi capables d’avoir des relations symbiotiques en utilisant leurs racines pour échanger des ressources énergétiques sous forme de sucre durant les saisons où tels ou tels types d’arbre produisent beaucoup plus de sucre que les autres et vice versa.

Il ne s’agit pas de petites découvertes. Simard et Wohlleben racontent tous deux qu’ils sont devenus forestiers par amour des arbres, avant de découvrir que leur profession était avant tout vouée à la production d’un matériau: le bois. Dans À la recherche de l’arbre-mère, Suzanne Simard se souvient d’un moment formateur lors de ses premières années de travail pour un service de sylviculture en Colombie-Britannique, au Canada. Les bûcherons coupaient à blanc des forêts anciennes, puis compensaient les coupes en plantant de jeunes arbres.

Cependant, ils ne cherchaient qu’à planter toujours plus de sapins, dont le bois est facilement commercialisable, au détriment d’arbres comme les bouleaux ou les aulnes, car on pensait que ces «mauvaises herbes» non commercialisables faisaient de la concurrence aux sapins dans leur lutte pour la lumière du soleil et les nutriments. Il en résultait non pas de nouvelles forêts, mais des plantations en monoculture (une dynamique semblable est en jeu aux États-Unis, où le service des forêts dépend du ministère de l’Agriculture).

Constatant que les jeunes arbres de ces plantations paraissaient jaunes et malades, Simard consacra la suite de sa carrière à découvrir pourquoi, en partant du principe que l’enchevêtrement dans un écosystème forestier complexe produisait des arbres en meilleure santé. Par exemple, elle découvrit un jour que les pins «recevaient de l’azote des aulnes» d’une manière qui ne pouvait pas être reproduite par de simples engrais, parce que le nutriment principal était transmis «non pas par le sol, mais grâce à des champignons mycorhiziens».

Les critiques auxquelles Suzanne Simard a dû faire face lorsque, jeune scientifique, elle a publié ces résultats dans un secteur dominé par les hommes l’ont d’abord déconcertée. Son enfance en plein air l’avait préparée à affronter avec aplomb des forêts pleines d’ours et de loups, mais pas des sylviculteurs lui proférant «Vous vous croyez experte? Vous n’avez aucune idée de comment fonctionne cette forêt!» C’est un thème qui revient fréquemment dans ces best-sellers récents sur la nature. Dans Tresser les herbes sacrées, Kimmerer raconte son entretien avec le conseiller pédagogique d’une université. Elle lui a dit qu’elle souhaitait étudier la biologie parce qu’elle voulait «savoir pourquoi les asters et les verges d’or étaient si beaux ensemble».

Compétition contre coopération, la société a le paradigme qu’elle mérite

La science avance toujours avec de gros sabots dans Tresser les herbes sacrées. En dépit du sous-titre de l’ouvrage et du fait que son autrice soit professeure de biologie environnementale et forestière, c’est un livre qui se consacre à expliquer la faiblesse de la science par rapport aux traditions amérindiennes dont Kimmerer se sent dépositaire en tant que membre d’une communauté potéouatamie. Le conseiller pédagogique lui avait expliqué que «la beauté n’est pas vraiment le genre de choses dont s’occupent les botanistes», ce qui semble être un argument raisonnable, compte tenu du fait que la beauté n’étant pas quelque chose de mesurable, comment voulez-vous déterminer à quel point elle est présente ou non dans une plante?

Néanmoins, le conseiller est décrit dans le livre comme un ogre sévère et aveugle, dont la réplique a entraîné Kimmerer sur la voie de l’aliénation par rapport à ses racines culturelles et à la compréhension «tellement plus étendue et profonde» qu’elles apportent. Ainsi, la botanique ne serait que de la «mécanique» et la science un processus sans âme destiné, au mieux, à «atomiser la complexité en ses plus petits composants, à suivre la chaîne des faits et de la logique, à distinguer une chose d’une autre, à savourer le plaisir de la précision».

À la recherche de l’arbre-mère offre un contrepoint à cette vision réductrice. Lorsque Suzanne Simard décrit comment elle a conçu ses premières expériences, son livre rappelle le réjouissant Lab Girl de Hope Jahren, dans lequel la science est dépeinte comme une pratique où l’intuition, la créativité et l’émerveillement sont omniprésents. Les résistances auxquelles Simard a dû faire face avaient moins à voir avec la «science» qu’avec un secteur dans lequel les prérogatives capitalistes ont façonné la façon de penser de l’agence forestière pour laquelle elle travaillait.

Dans L’Arbre-monde, Patricia Westerford, le personnage inspiré de Suzanne Simard, publie une étude sur les érables à sucre qui indique que les arbres attaqués par les insectes émettent des signaux chimiques qui préviennent les arbres voisins de «diffuser de l’insecticide». Elle conclut que «le comportement biochimique des arbres individuels n’a peut-être de sens que si on les envisage comme les membres d’une communauté». Au début, Westerford est acclamée, puis l’establishment se met à l’attaquer. Elle perd son poste de professeure et est obligée de prendre des petits boulots pour survivre. Elle finit retranchée dans une cabane isolée, travaillant des années durant comme garde forestière tandis que, sans qu’elle le sache, d’autres scientifiques confirment peu à peu ses découvertes et redorent son blason.

La trajectoire de la véritable Suzanne Simard a été moins mélodramatique: elle est simplement passée du service forestier à l’université et sa carrière s’est ensuite déroulée de manière assez conventionnelle. Et le paradigme contre lequel elle a eu le sentiment de lutter était peut-être moins répandu à l’université que dans le milieu de la sylviculture, mais tout aussi erroné: «C’était le dogme bien ancré selon lequel la compétition était la seule interaction entre plantes qui comptait dans les forêts.» Ce cadre, qui reposait sur une compréhension trop étroite des mécanismes de la sélection naturelle, empêchait les chercheurs de percevoir que la «collaboration» entre les espèces faisait de la forêt un réseau complexe, à même de protéger de nombreuses vies. C’était littéralement l’arbre qui cachait la forêt.

«Le comportement biochimique des arbres individuels n’a peut-être de sens que si on les envisage comme les membres d’une communauté.»


Propos tenus par le personnage inspiré par Suzanne Simard dans L’Arbre-monde

Il serait tentant d’imputer ce manque de vision à une version caricaturale de la pensée scientifique: trop analytique, trop axée sur la séparation et la distinction. Mais il s’agissait surtout en fait de mauvaise science, ce que Suzanne Simard a bien montré en ayant recours à des méthodes scientifiques plus sérieuses pour le prouver. Nous autres, êtres humains, avons l’habitude de nous tourner vers la «nature» pour valider la façon dont nous nous organisons et l’ancienne manière de voir la forêt comme un espace où prime la compétition était surtout un miroir de l’ordre social qui met en avant les personnes partisanes de cette manière de voir.

Si la survie du plus apte (une lutte acharnée pour la domination entre individus, aussi bien au sein d’une même espèce qu’entre différentes espèces) est la règle dans la nature, n’est-il pas naturel de gérer nos propres sociétés selon ces mêmes principes? Pour tout dire, ne serait-il même pas illusoire d’essayer de gérer les choses autrement? Avant Suzanne Simard, il n’était apparemment venu à l’esprit de personne dans sa discipline que notre investissement culturel dans un modèle social où «l’homme est un loup pour l’homme» avait pu être un biais incitant les chercheurs à trouver de la compétition là où il n’y en avait pas.

La symbiose, un onguent pour adoucir le monde post-industriel

L’école du «tout est lié», aujourd’hui très en vogue chez les amoureux des arbres, ferait bien de s’inspirer de cet échec. L’anthropomorphisme, qui était, il n’y a pas si longtemps, considéré comme une faute intellectuelle et morale dans le champ des sciences naturelles, fait rage dans tous ces livres. Un chapitre de La Vie secrète des arbres décrit de quelle manière les groupes de hêtres européens égalisent le taux de photosynthèse entre les arbres qui les composent, processus que Peter Wohlleben qualifie de «gigantesques mécanismes de redistribution» fonctionnant «un peu comme les systèmes de sécurité sociale pour s’assurer que les membres individuels de cette société ne soient pas laissés derrière.»

Cette comparaison est clairement destinée à apparaître comme une révélation, car les déclarations de ce type semblent beaucoup plaire à la foule d’Européens du Nord en anorak qui suit Wohlleben comme son ombre à travers les bois dans le documentaire qui porte le nom de son livre. C’est exactement ce que veut dire le personnage de Beard lorsqu’il décrit la forêt comme une «société communiste». Les arguments en faveur de l’État providence ne manquent pas, mais dire que c’est «pour faire comme les arbres» est sans conteste l’un des plus stupides.

Oui, tout est lié, bien entendu, et tous ces livres défendent de manière convaincante le rôle des arbres dans la préservation de l’environnement et la lutte contre le changement climatique. Il se pourrait que leur anthropomorphisme maladroit soit plus calculé qu’il n’y paraît. Dans L’Arbre-monde, le père de Patricia Westerford estime que la majeure partie de l’espèce humaine est «aveugle aux plantes». «C’est la malédiction d’Adam. Nous ne voyons que ce qui nous ressemble.» Peter Wohlleben se force même sans doute un peu lorsqu’il écrit dans La vie secrète des arbres: «Quand on sait qu’un arbre est sensible à la douleur et a une mémoire, que des parents arbres vivent avec leurs enfants, on ne peut plus les abattre sans réfléchir, ni ravager leur environnement en lançant des bulldozers à l’assaut des sous-bois.» Après tout, si ça fonctionne…

Cependant, ce désir de ressembler aux arbres ou de percevoir les arbres comme des personnes conduit par moments à des impasses paradoxales. Sommes-nous supposés aimer les arbres pour le traitement préférentiel qu’ils réservent à leurs propres petits (comment ne pas s’y reconnaître?!) ou pour la façon généreuse dont ils partagent leurs richesses avec les autres espèces? La tradition japonaise du shinrin-yoku, ou bain de forêt, a inspiré de nombreux magazines et le potentiel thérapeutique des promenades dans les bois fait aujourd’hui l’objet d’études médicales.

Ce que j’aime le plus chez les arbres, c’est qu’à la différence des êtres humains, ils sont toujours immobiles, lents, insaisissables, tranquilles.


Le contact avec la nature est présenté comme un antidote aux afflictions de la vie dans ce monde post-industriel. Robin Wall Kimmerer va même jusqu’à attribuer le suicide d’un ancien amant au fait qu’il n’ait «jamais développé de vraie relation avec la terre, préférant à cela le splendide isolement de la technologie». Pourtant, comme le laisse penser le titre de l’article qui a fait connaître Suzanne Simard –«Wood Wide Web»– ce qui fait que les arbres sont si proches de nous est précisément cet aspect de nous-mêmes dont nous avons tant besoin de nous éloigner. L’aspect aliénant d’internet n’est pas dans son «splendide isolement», mais dans le fait qu’il est constitué d’êtres humains, avec un vacarme incessant de confessions, d’accusations, de revendications, d’avertissements et de diatribes.

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Moi qui aime marcher en forêt presque quotidiennement pour échapper à tout cela, j’ai découvert que ce que j’aime le plus chez les arbres, c’est justement à quel point ils sont différents des êtres humains. Ils sont toujours immobiles, lents, insaisissables, tranquilles. Quel bonheur de pouvoir partager le monde avec ces êtres si différents, dont je ne pourrais jamais vraiment comprendre le vécu, si tant est que l’on puisse appeler cela ainsi. Je trouve de l’apaisement dans leur altérité, c’est vrai, mais je n’attends pas d’eux qu’ils m’apprennent quoi que ce soit. Le simple fait de pouvoir coexister avec eux est une bénédiction pour laquelle il vaut la peine de se battre. Et puis à quoi bon s’intéresser aux autres si l’on ne souhaite y voir que son propre reflet?

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Les arbres sont-ils vraiment comme nous?