Shirley Jaffe, née Shirley Sternstein, le 2 octobre 1923 à Elizabeth dans le New Jersey, s’est installée en France en 1949, d’abord à Chaville dans les Hauts-de-Seine, puis rue Daguerre, à Paris – et surtout, à partir de 1969, au quatrième étage du 8 rue Saint-Victor, dans le Quartier latin. À l’annonce de sa mort, le 29 septembre 2016, je me trouvais dans une cellule de montage de la Maison de la Radio à fabriquer un portrait sonore de Jean Fournier qui avait été un de ses plus fidèles marchands. Cette émission, dont la diffusion eut lieu le 15 octobre suivant, reprenait quelques mots de Shirley Jaffe enregistrés peu après la disparition de ce dernier en 2006, le présentant en “homme passionné par l’art, qui a gardé tout le temps un sens critique, avec un humour quelquefois mordant, et très juste : un gentleman !”
Le mardi 25 octobre 2016, jour de fermeture du Centre Pompidou, alors qu’un certain nombre de (plus ou moins) proches de l’artiste avaient été conviés à participer à une forme d’hommage au Musée national d’art moderne, on apprenait qu’une exposition “rétrospective” de son travail était en préparation. Frédéric Paul – futur commissaire de cette exposition proposée à l’artiste par Bernard Blistène et lui-même, lors d’une visite d’atelier, le 3 août 2016 – nous rapporte aujourd’hui que Shirley Jaffe avait “approuvé in extremis la sélection de la plupart des œuvres qui composeront bientôt la dation Jaffe-Sternstein (douze toiles de 1952 à 1968 versées aux collections du Centre Pompidou en 2020)” ; et aussi que “la majeure partie de ses archives a été sauvée et transférée à la bibliothèque Kandinsky avant la rupture du bail de son atelier.” In extremis pourrait être le titre de cette rétrospective d’une artiste peintre qui, comme l’écrit Bernard Piffaretti, n’aura jamais été à bout de souffle, étant restée active jusqu’au bout, continuant une fois passé les 90 ans de produire des tableaux d’une inventivité prodigieuse, ne se décidant à lâcher l’affaire qu’une fois convaincue de ne plus pouvoir monter les quatre étages menant à son appartement-atelier.
Cette rétrospective si attendue de l’œuvre de Shirley Jaffe vient de s’ouvrir, ce 20 avril, et se tient jusqu’au 29 août 2022 dans le très bel espace formé par la réunion des galeries “du musée” et “d’art graphique” du Centre Pompidou. La promesse a donc été tenue, un an et demi avant le centenaire de la naissance de l’artiste, et, il faut le reconnaître, de manière admirable quant au choix et l’accrochage des œuvres : probablement la plus belle exposition personnelle d’une femme peintre depuis longtemps (certes, le travail d’Anni Albers avait été impeccablement montré à l’automne dernier au Musée d’art moderne de Paris, mais en compagnie de son cher Josef – le couple Albers ayant toujours montré une solidarité sans faille, sous le signe de l’égalité). Cette exhibition d’une Américaine à Paris est accompagnée, comme il se doit, par un catalogue, s’ouvrant sur 120 pages de reproductions de peintures, sur toile et sur papier, avant que ne soit proposé un premier texte à leur sujet. Mais aussi par un nouveau livre de la collection “Transatlantique” d’ER Publishing, réunissant neuf textes, en français et en anglais, écrits par des artistes vivant et travaillant de part et d’autre de l’Atlantique – chacun portant un regard singulier sur cette œuvre non moins singulière. Les deux ouvrages ayant en commun d’être sous la direction de Frédéric Paul, j’aimerais reprendre, pour commencer, un bref fragment de la préface de ce dernier pour ce quatrième volume de la collection “Transatlantique” : “Shirley Jaffe parlait peu et se confiait encore moins. L’artiste, en elle, était un exemple. Et la femme, un mystère. […] Sa peinture devait parler pour elle, mais c’était encore une peinture taiseuse, qui au fil du temps, suscitera de plus en plus de commentaires, auxquels elle-même ne prêtait guère attention.” Ainsi que ces lignes du peintre américain Robert Kushner : “Chacun de ses tableaux, à chaque stade de son long parcours, demeure éminemment intelligent et sûr, furieusement original et disposé à dialoguer abondamment avec le spectateur. Il suffit pour cela de donner au tableau le temps de se révéler, et d’accepter que son enseignement se situe sur un plan non verbal, entièrement visuel.”
Continuons à faire un montage de citations prises dans ce passionnant ensemble publié par Élodie Rahard (ER). Le peintre Pierre Buraglio (né en 1939 à Alfortville) énonce que les propos de Shirley Jaffe “étaient soit dubitatifs, voire ironiques (j’en fis les frais), soit très affirmatifs”, ajoutant qu’il laisse “à des confrères, et à des critiques plus aiguisés, le soin d’écrire sur son œuvre, bien que je l’aie suivie et l’estime beaucoup ; j’ai toujours été admiratif de la posture qui sous-tend son travail.” Il relève aussi “ces mots de Gertrude Stein [qui] lui vont comme un gant : « L’Amérique est mon pays et Paris est ma maison ».” Bernard Piffaretti, peintre d’une trentaine d’années plus jeune que Jaffe (né en 1955), relève que “ce qui caractérisait Shirley, c’était sa grande curiosité. Elle cherchait toujours à découvrir ce qu’elle ne connaissait pas. Elle portait attention au travail des autres artistes, jeunes et moins jeunes. Avec un immense appétit, elle n’hésitait pas à se déplacer pour voir leurs expositions.” Il met aussi en évidence que “le blanc [chez elle] n’est pas le « fond » du tableau sur lequel les formes colorées viennent s’inscrire. Le blanc recouvre d’autres couleurs et ajuste les décisions. […] Matisse aimait à dire que le noir est une couleur. Avec Shirley, le blanc va aussi dans ce sens. Il écrit de plus le journal de « l’intranquillité » du tableau.”
Fiona Rae (peintre née à Hong Kong en 1963 et vivant à Londres) a bien raison de penser que “si nous prenons décoratif au sens d’attrayant, de plaisant à regarder, les tableaux de Shirley Jaffe peuvent être qualifiés de décoratifs. Mais si nous prenons décoratif au sens de décorum – c’est-à-dire ce qui sied, ce qui convient –, alors les tableaux de Shirley Jaffe ne sont pas du tout décoratifs, parce que rien n’y est tout à fait seyant, tout à fait convenable.” Shirley Kaneda (américaine, née en 1951) reprend quelques propos de Shirley Jaffe avec qui elle avait eu un entretien en 2004 : “Je m’intéresse aux décentrements, aux coexistences, aux mouvements non-répétitifs qui participent à une réinvention permanente, mais fonctionnement ensemble comme un tout. Toujours, un élément qui n’est pas à sa place maintient l’ensemble en tension. Je ne veux pas d’une beauté lyrique. On pourrait dire que je cherche à saisir une réalité à naître”, avant de conclure que “s’il est possible de nommer les éléments qui composent un tableau de Jaffe, il n’en existe aucun pour nommer l’œuvre elle-même ; ainsi préserve-t-elle l’ambiguïté des rapports entre la peinture abstraite et le langage.” Alain Clément, peintre de la même génération que Buraglio (né en 1941), “croit que la lente et difficile réception de son œuvre en France, où le discours analogique brouille l’évidence du tableau, est en partie due à la difficulté d’accepter de se couper la langue et de voir que ce ne sont pas des objets nommables qui deviennent des formes mais ces formes inventées qui sont des objets singuliers et indépendants. Ce n’est pas de la peinture abstraite mais un monde concret et visuellement vivant dans sa propre dynamique.” Il parle aussi avec acuité de “chaos étrangement organisé” où “les formes inventées viennent du hasard où elles tentent de cohabiter dans un ensemble qui fracasse le mur en mille morceaux.”

Polly Apfelbaum (américaine, née elle aussi en 1955) nous fait partager cette belle remarque : “Difficile d’imaginer qu’une œuvre si monumentale sorte d’un appartement-atelier si modeste. […] Pour moi, les tableaux de Jaffe ont l’air de découper le monde en fragments et de les suspendre en l’air. Elle montre aussi qu’il n’est pas nécessaire de faire appel au geste pour être personnel.” Et Hugo Pernet, plus jeune (Paris, 1983) et seul à ne l’avoir jamais rencontrée, propose que “ce qui compte pour elle, c’est d’abord la couleur, et peut-être quelque chose qu’on pourrait qualifier de composition dans le temps. […] Dans la peinture de Shirley Jaffe, rien ne semble prédéterminé, composé à l’avance. Cette impression « composée » est un trompe-l’œil dû à la netteté des formes. […] Ce qui différencie la peinture du cinéma, de la musique et de toutes les formes d’art dans lesquelles nous sommes prisonniers de la durée, c’est que nous pouvons, devant un tableau, naviguer à l’intérieur du temps. Cet état de suspension, de rêverie formelle et colorée, ce passage à gué sur la rivière du temps est le cadeau que Shirley Jaffe fait au spectateur de son œuvre.” Et enfin, Marielle Paul (née en 1960) : “La discussion n’était pas aisée avec Shirley. Elle n’était pas bavarde, mais ce qu’elle disait avait du poids. […] Elle était si secrète. […] Elle vantait la fragmentation, l’esprit urbain, l’architecture, les formes qui n’avaient pas de centre, les contrastes, l’éclatement, la différenciation, la forme dénaturée, l’élimination de la touche, et surtout… ne pas mettre de sentiment dans la toile.”

Si on me permet de convoquer une fois de plus souvenirs et archives enregistrées : c’est en 1980, alors que je venais de mettre en route un “monstre” de quatre heures et demi intitulé sans titre – extérieurs 1 & 2 pour l’Atelier de Création Radiophonique de France Culture, que j’ai rencontré pour la première fois Shirley Jaffe. L’idée était d’enregistrer les voix de divers peintres de plusieurs générations afin de construire par montage, de la manière la plus serrée et complexe possible, une sorte de portrait de ce qui me paraissait le plus passionnant en peinture (et aussi, via la présence de Toni Grand, en sculpture). Pratiquement tout se passait dans les ateliers des artistes, d’où ce sous-titre : “extérieurs”. Je ne donnerai pas la liste des participants car seule la présence de Shirley compte aujourd’hui. Dans mon souvenir, c’est Claude Viallat qui m’avait incité à la rencontrer ; et malgré sa grande réserve à s’exprimer oralement, elle s’était prêtée au jeu, peut-être parce que j’avais alors moins d’un quart de siècle, et que ça l’amusait de se trouver face à un jeune artiste qui était tout le contraire d’un journaliste “expérimenté”. Je viens de réécouter l’ensemble, scriptant à la volée ses interventions, et j’ai plaisir à les reproduire ici, histoire d’enrichir (un peu) les archives. Le signe “//” marque une coupure plus ou moins longue entre les plages retranscrites. J’ai aussi choisi de ne pas “réécrire”, donc de préserver sa manière de formuler des idées dans une langue qui n’était pas sa langue maternelle, avec de plus un assez fort accent de Brooklyn :
“Je ne veux pas avoir la touche trop palpitante et, dans ce sens, je veux quelque chose qui est plutôt anonyme. // Je crois que les peintres, quand même, sont influencés par les choses qu’ils voient au quotidien, même si leurs tableaux n’appartiennent pas à quelque chose de visiblement réel, et peut-être y a-t-il une différence entre l’art fait aux États-Unis et l’art fait ici. // C’est très lent. – C’est très lent ? – Oui, je commence assez vite, mais, de résoudre un tableau, c’est très lent, et c’est très ennuyeux quelquefois (sourire), parce que j’aimerais avoir quelqu’un qui m’aide à poser la couleur (rires), et je sais finalement que c’est nécessaire pour moi de le faire, parce qu’au même moment que je fais quelque chose de très impact avec la couleur, je peux regarder avec les rapports dans toutes les autres parties du tableau, et c’est très important… je fais les petits changements qui sont très importants dans les tableaux. // Pour moi, il me semble que…, pour mes tableaux, je dois dire : c’est comme une longue vague et ça continue infiniment… // …et quelquefois je donne des titres à mes tableaux ; mais c’est par hasard, ce n’est pas parce que je commence avec une idée… // Ça m’intéresse de savoir qu’il y a beaucoup de différentes façons de faire la peinture. J’aime l’idée qu’il y a une multitude de possibilités, et que comme on sait, chaque personne est très individuelle, j’ai toujours pensé qu’au fond, pour un peintre, de faire le geste de travailler visuellement, c’est nécessaire d’aller jusqu’au bout de vos possibilités dans votre route personnelle. J’ai une certaine idée, propre à moi : une direction ; et c’est ça qui donne le mouvement d’un tableau à l’autre. Il me semble qu’on commence avec quelque chose et, si on ne peut pas réussir dans un tableau, on va faire quelque chose dans un autre, il y a un développement d’idées… Il y a un développement intérieur, mais ça ne se voit pas parce que j’essaie d’éraser [effacer] toutes les traces… et finalement, je me permets quand je travaille de changer le tableau radicalement parce que je crois toujours qu’il y a cette possibilité d’être créatif continuellement ; et je permets à mes tableaux d’avoir ce changement d’esprit… // Je crois que chaque peintre a vraiment une philosophie, que ça ne se voit pas, et quelquefois on ne parle pas de ça, mais, dans les choix qu’on fait, il y a quand même une idée du monde où nous vivons… // No… no…, il y a un moment où ça a compté beaucoup pour moi de voir qu’est-ce que les autres pensent de mes tableaux, mais pas maintenant, parce que je sens que je suis tellement engagée dans quelque chose que je veux faire que, certainement, les critiques ou si quelque chose dans une forme ne marche pas, ça m’intéresse de savoir, mais au même moment je sais que je suis engagée dans ma route et je dois le faire, je suis tellement obligée… Et moi, je pense souvent à un mélange de complexité, je veux trouver les éléments un peu étranges qui peuvent vivre ensemble… j’essaie de les faire vivre ensemble…” Ce qu’on peut relier à ce qu’elle affirme clairement dans un entretien avec Robert Kushner en 2003 (reproduit dans le catalogue de l’exposition du Centre Pompidou) : “Je ne recherche pas la perfection. Je cherche la tension.” Ou à ces propos recueillis par le peintre Pierre Mabille en 2009 : “Depuis le début, ce qui m’intéresse est de clarifier, tout en conservant la complexité. Sans simplifier. C’est plus difficile, mais plus intéressant. J’ai essayé plusieurs fois de simplifier mes tableaux, mais c’était impossible, et je n’ai pas l’intention d’arriver à une pureté, je n’y crois pas.”

Ayant eu par la suite de nombreuses occasions de la rencontrer, le plus souvent par hasard dans des galeries, ou des musées, mais aussi chez elle, et même une fois dans mon propre appartement-atelier où elle s’était déplacée pour voir mes “partitions graphiques”, je ne peux que confirmer son insatiable curiosité et sa grande générosité envers les autres. Il me revient une anecdote que je trouve assez significative. C’était en février 1983. Shirley Jaffe, grande auditrice de “musique contemporaine”, était venue écouter un concert où je dirigeais, entre autres, une pièce écrite pour quatre musiciens. La partition était “ouverte”, bien plus dessinée que décidée. Suivant une gestique aussi simple que précise, les musiciens faisaient surgir, puis tenir sans vibrato, avant de laisser mourir, le son, ce qui créait une forme, rythmiquement “irrationnelle”, de tuilage harmonique. La dynamique était parfois forte, mais le plus souvent, il fallait tendre l’oreille, et cette pièce s’achevait par une longue extinction du dernier accord. À la sortie du concert, Shirley me dit très directement, comme un reproche : “Mais pourquoi ne finissez-vous pas par un éclat fortissimo ?” Elle trouvait cette façon de faire mourir le son typiquement européenne. En tant qu’Américaine, elle aurait préféré une fin percutante : plus positive !
Un autre souvenir, plus récent (2012) : cherchant à recueillir témoignages et réflexions au sujet des liens entre “peinture” et “mémoire”, je pense immédiatement à elle et lui téléphone pour l’inviter à participer à ces échanges. Mais, de sa voix forte, terriblement affirmative, elle me répond que “non, non et non”, la “mémoire”, c’est “l’ennemi”, il faut absolument se préserver d’en avoir. Fin de non-recevoir catégorique ! Je propose alors l’idée à un autre peintre, Stéphane Bordarier, qui, lui, accepte. Et – curieux hasard –, alors que nous enregistrions dans la galerie Jean Fournier, Shirley arrive sur les lieux, en visiteuse n’ayant pas prévenu de son arrivée, devenant témoin de ce à quoi elle avait tant désiré échapper.
Malgré la tentation de ne rien ajouter (souvenons-nous qu’elle trouvait les Français “trop littéraires dans leur approche de l’art”), afin de ne pas altérer par des énoncés trop rapides le questionnement que fait surgir chaque vision de ses tableaux (car, comme l’affirme Kushner, elle n’en a pas fait un seul de “mauvais”), venons-en à cette formidable exposition qui se tient dans plusieurs grandes salles du Musée national d’art moderne du Centre Pompidou (formidable est un des mots que j’ai le plus souvent entendu de la bouche de Shirley Jaffe, je le reprends avec plaisir à son sujet). Pour qui aime profondément la peinture (pour qui sait en balayer la surface du regard – la scruter, l’explorer), pour qui la pense en tant qu’activité au plus loin de l’imagerie ou de la barbouille bavarde, aux antipodes de l’académisme qui fait retour depuis un certain temps, comme des dernières vaguelettes des avant-gardes épuisées, fuyant tout sentimentalisme et prétention verbeuse, se défiant de toute forme de narration (le régal de la critique paresseuse) et du faux silence, les toiles de Jaffe résistent formidablement et se bonifient avec le temps. Plus on les regarde, plus on est saisi par cette forme de conversation intime où les mots (ne) nous manqueraient (pas). Cet accrochage est non seulement à voir, mais à revoir (n’hésitez pas à prendre un abonnement), la confrontation directe avec les œuvres étant irremplaçable. Personnellement, j’ai apprécié de la traverser en compagnie d’autres regardeurs, attentifs au moindre détail, sensibles aux différences les plus infimes de formes et de couleurs – et en particulier cette force du “blanc” comme couleur, justement, à partir de quoi il est possible d’établir de véritables échanges, le plus souvent par gestes ou transmission de pensée. D’une salle à l’autre, suivant un parcours chronologique, on découvre tout d’abord ses travaux “de jeunesse” (même si elle approchait la trentaine en 1952, date du premier tableau retenu) – ou plutôt ses “premières manières”, dérivant de ce qui était dans l’air du temps ces années-là (expressionisme abstrait, variante américaine, même si peint à Paris), dont on ne savait jusqu’ici que peu (on ignorait à quel point certaines toiles jusqu’ici invisibles pouvaient être aussi remarquables) –, avant de redécouvrir le plus “fameux” (le plus exigeant) de son travail : ce qui l’aura rendue inimitable (sans véritable descendance, malgré l’affection portée à son travail et à sa personnalité par de nombreux jeunes artistes), que l’on ne se hasardera pas à cataloguer en usant de tel ou tel terme convenu, préférant reprendre ces mots de Frédéric Paul : “disparition de la gestualité, géométrie franche et couleurs en aplats”.
Répondant en 2008 aux questions de ce dernier (pour le catalogue d’une exposition au Domaine de Kerguéhennec, puis au Frac Auvergne), Jaffé insiste sur le fait “qu’aucune forme n’existe pour [elle] de manière isolée. Les interactions sont essentielles.” Et quand Frédéric Paul lui demande si elle a “l’impression de vivre dans un monde abstrait”, si elle “peint dans sa tête” quand elle n’a “pas réellement des pinceaux dans sa main”, elle lui répond : “Bien sûr que je ne me promène pas avec un pinceau dans la tête, mais heureusement j’ai des yeux ! De toute façon, je ne circule pas avec l’idée d’une séparation entre réalité et abstraction !”

On pourrait citer bien d’autres entretiens de Shirley Jaffe ; ou reprendre quelques lignes d’Yves Michaud, d’Éric de Chassey ou de Raphael Rubinstein ; ou encore imaginer quelques échanges, tissés de silence à silence, entre l’artiste et ses marchands. Mais, c’est par quelques lignes du remarquable essai de Frédéric Paul pour le catalogue d’Une Américaine à Paris que je souhaite prendre congé. Formé d’une suite de chapitres plus ou moins longs, hybridant diverses formes d’essai – plus que jamais “avec”, dépassant le discours “sur” par un montage subtil d’anecdotes et de réflexions, de souvenirs et d’analyses –, fruit de plusieurs décennies associant travail et amitié, ce qui le rend précieux, ce texte est comme l’esquisse déjà bien formulée d’une biographie à venir. Reprenons pour commencer quelques lignes du chapitre titré MIROIR SANS TAIN : “Sur le plan pratique, nulle distinction ne fut jamais possible, chez Shirley Jaffe, entre sa vie quotidienne et l’exercice de son art. Par exemple, c’est un détail idiot et qui ne devrait pas être toléré dans une contribution dite « scientifique », je me suis souvent demandé si le canapé court, profond et sans dossier sur lequel elle invitait ses visiteurs à s’asseoir, dans le « coin salon » de la pièce unique où elle vivait et travaillait seule, était aussi le lit dans lequel elle dormait. Mais qui eût osé le lui demander ? Son atelier était son appartement. Et son appartement son atelier.
Mais aux yeux des autres, Jaffe voulut toujours tenir séparés sa vie personnelle et son travail, forcés de cohabiter sous le même toit. Pourtant, avec quelle avidité avait-elle lue dès sa sortie, la biographie fleuve de Willem de Kooning parue en 2004 ! Et avec quelle intensité m’en avait-elle parlé ! Avec autant de curiosité, d’emballement que de réprobation pour tout ce qu’elle savait déjà et pour tout ce qui y était révélé par son couple d’auteurs, colauréats du prix Pulitzer de la biographie l’année suivante. La vie des autres l’intéressait beaucoup. Mais pour les autres, la sienne était impénétrable, comme si elle était un obstacle inavouable, pour l’intéressée, dans un engagement artistique exigeant le célibat après un mariage raté : un miroir sans tain, transparent pour elle (rien à dire) et réfléchissant pour ses interlocuteurs.”
Et enfin, tiré du même essai, ce fragment de RASER LES BARBES : “Jaffe ne peignait pas d’exposition, elle peignait ses tableaux l’un après l’autre et, si elle en entreprenait plusieurs simultanément, elle les peignait indépendamment. Elle ne les retournait pas seulement face contre mur quand elle recevait chez elle des visiteurs, elle les retournait pour ne pas troubler sa concentration et pour garder l’œil frais et l’esprit en éveil. Si deux tableaux étaient mis en chantier en même temps, ils étaient avancés par intermittence : l’un caché, l’autre en ligne de mire et vice et versa. Elle avait aussi une autre astuce : quand elle n’y voyait plus clair, elle installait le tableau sur lequel elle s’escrimait bien en évidence, elle sortait faire un tour pour se changer les idées et elle comptait sur l’effet de surprise au retour. Et s’il semble qu’il ne fut jamais vraiment utile pour Jaffe qu’on lui parle de ses tableaux achevés, il était exclu de faire des remarques sur ses tableaux en cours. De toute façon, elle n’eût pas été d’accord, alors, à ce moment crucial, autant limiter les interférences.

Ses tableaux avançaient selon un processus lent et très progressif. La durée était une composante essentielle mais invisible du travail. […] Des taches assez floues et peu chargées en couleur diluée à l’essence étaient ainsi déposées sur la toile, indécises. L’une en appelait une autre. Elles commençaient tout doucement à dialoguer. Des feuilles de Cellophane scotchées sur la toile permettaient d’ajuster l’introduction d’un nouvel élément, pour voir. La couleur ne se précisait qu’à partir du moment où les formes prenaient vraiment forme, pas avant. Et le blanc sculptait ces formes, les ciselait, les rabotait jusqu’à leur apporter leur contour définitif et aussi comme pour en éliminer toute barbe généalogique.”
“Le désir que j’ai, désir qui est vraiment fort, c’est d’essayer de trouver une autre solution à un mouvement déjà résolu. Il me faut sans cesse réinventer” – disait-elle (Shirley Jaffe, Entretien avec Éric Suchère, mars 2007). Et nous, regardeurs é(mer)veillés, devons agir de même, si nous désirons poursuivre ce dialogue, plus que jamais polyphonique – car cette exposition majeure devrait multiplier par (n + 1) les voix susceptibles de l’enrichir.
Shirley Jaffe, une Américaine à Paris au Centre Pompidou du 20 avril au 29 août 2022 — puis au Kunstmuseum Basel, du 25 mars au 30 juillet 2023, et au musée Matisse, Nice, du 11 octobre 2023 au 8 janvier 2024.
Catalogue de l’exposition, sous la direction de Frédéric Paul, Bernard Chauveau Édition, avril 2022, 264 p., 39 €
Shirley Jaffe, sous la direction de Frédéric Paul, ER Publishing, collection “Transatlantique”, mars 2022, 20 €
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